
« Le mystère Cléopâtre », quand l’Institut du monde arabe revisite la souveraine la plus célèbre de l’Antiquité
De juin 2024 à janvier 2025, l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris déroule un long tapis d’images et de récits consacré à Cléopâtre VII, la dernière Ptolémée. Une saison entière pour ausculter une figure dont la notoriété, bâtie sur des vestiges ténus, n’a cessé de se réinventer. L’ambition est claire : confronter la pauvre moisson des sources à la luxuriance des fictions, et mesurer la distance entre l’histoire, la légende et l’icône pop.
Un visage à partir d’un denier
Dans les premières salles, l’exposition rappelle un paradoxe : nous savons fort peu de choses de Cléopâtre. Quelques monnaies, un papyrus peut être signé de sa main, et des témoignages d’auteurs souvent hostiles, surtout romains constituent l’essentiel du dossier. À partir de ces fragments, les commissaires reconstituent le contexte d’un royaume encore prospère, sous protectorat romain, où Alexandrie rayonne comme capitale intellectuelle du monde hellénistique. Les cartels insistent sur le pragmatisme d’une reine polyglotte, stratège et réformatrice, loin de la femme fatale popularisée par Horace ou Plutarque. Les séquences sur la politique monétaire, la flotte égyptienne ou les chantiers de temples brossent le portrait d’une cheffe d’État soucieuse de restaurer la puissance de son pays. Le propos, solidement étayé, rappelle que l’historienne britannique Joyce Tyldesley parlait déjà d’une « commercial banker queen ».
La légende noire, matrice de fantasmes
Vient ensuite la défaite d’Actium, en 31 av. J.-C. : point de bascule qui fait glisser Cléopâtre de l’arène politique au champ de la propagande augustéenne. « L’Égyptienne » devient un monstrum, incarnation de la luxure menaçant l’ordre moral romain. Cette image sulfureuse, si commode pour exalter la victoire d’Octave, nourrit des siècles d’historiographie partiale. L’IMA expose enluminures médiévales, gravures renaissantes et toiles baroques ; l’éternel serpent, symbole du suicide, y revient comme un leitmotiv.
Hollywood, haute couture et marketing
Le XXᵉ siècle parachève la métamorphose. Des robes de Cecil B. DeMille aux bijoux signés Bulgari portés par Elizabeth Taylor, la reine se mue en produit culturel global. Au fil d’extraits de péplums et de vitrines Dior, l’exposition dévoile comment Cléopâtre est passée de l’image de la pécheresse orientale à celle d’une égérie glamour, reine de beauté ou muse publicitaire. À l’ère de la culture de masse, le mythe déborde l’histoire, au risque de brouiller durablement la recherche.
Une figure d’empowerment et de résistance
Mais l’IMA ne se contente pas d’un inventaire western-centré. Des manuscrits arabes médiévaux louant la « sagesse » de la reine aux affiches féministes des années 1970, le parcours explore les appropriations politiques du personnage. En Égypte, Cléopâtre sert de bannière anticoloniale ; aux États-Unis, elle devient icône afro-américaine de leadership féminin ; partout, elle alimente les revendications d’égalité. Rarement exposition aura montré avec autant de clarté comment un même visage peut refléter des combats contradictoires.
L’énigme persiste
À la sortie, le visiteur reste avec une question : comment un dossier historique aussi mince a-t-il engendré un imaginaire si foisonnant ? L’IMA ne prétend pas résoudre l’énigme ; il l’expose. C’est sans doute la leçon majeure de cette saison : Cléopâtre est moins un personnage qu’un miroir — où s’entrecroisent les obsessions successives de notre modernité, de la misogynie antique aux utopies post-féministes. Ni panthéon figé ni musée de cire, l’exposition Le mystère Cléopâtre se présente comme un véritable laboratoire d’histoires en mouvement. Loin de se contenter de faire revivre un mythe, l’exposition propose aux visiteurs de questionner les représentations, de décrypter les sources et de comprendre comment se construit une figure historique à travers les siè cles. Une approche aussi passionnante qu’instructive, qui rappelle la mission fondamentale d’une institution culturelle : éclairer autant qu’émerveiller. Un rendez-vous à ne pas manquer, tout au long de la saison à l’IMA. Fatima Guemiah
- « Le mystère Cléopâtre »,
- Institut du monde arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard
- Paris 5ᵉ.
- 11 juin 2024 – 19 janvier 2025.
- Catalogue richement illustré, 320 p., coédition IMA/Flammarion.