Arc-et-Senans, la Ville Idéale de Claude Nicolas Ledoux par Jean-Michel Wissmer
Il y a en Franche-Comté un lieu étonnant né du rêve d’un grand visionnaire, l’architecte Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), incarnant à la fois le Siècle des Lumières et la modernité.
Après avoir franchi les cols du Jura, un vaste paysage de collines et de forêts se présente à nous. Non loin de la charmante petite ville d’Arbois, une route se dirige en ligne droite sur une porte majestueuse qui abrite derrière ses colonnes doriques une grotte artificielle. Passé cette entrée monumentale, on découvre des bâtiments en demi-cercle avec au centre la Maison du Directeur et ses extraordinaires colonnes entrecoupées de blocs cubiques. Vous vous trouvez dans la Saline royale d’Arc-et-Senans, ou de ce qu’il en reste, car l’architecte avait prévu un cercle parfait dont, écrit-il, « la forme est pure comme celle que décrit le soleil dans sa course », et qui devait être entouré de nombreux édifices destinés à l’industrie du sel. Ce qu’il avait prévu n’était pas seulement une usine, mais une ville idéale avec son marché, ses bains, ses écoles, un hospice, une maison de jeux et de plaisir, une église, un cimetière et…une prison ! Le demi-cercle que l’on peut admirer aujourd’hui aligne des bâtiments sur lesquels sont sculptées des urnes renversées dont l’eau qui s’écoule est pétrifiée dans la pierre.
Chaque bâtiment a une fonction industrielle, ce que l’on a tendance à oublier devant tant de monumentalité et de recherche esthétique. Il s’agit bien pourtant d’une saline avec ses fours, ses ateliers, ses magasins, ses logements pour les ouvriers et leur famille. Pour une vision peut-être plus concrète, il faudra se rendre non loin de là à Salins dont la saline transformée en musée permet de mieux capter ce que fut vraiment la vie d’une telle entreprise. C’est d’ailleurs à Salins que l’eau saumâtre était acheminée à Arc-et-Senans à travers des canalisations souterraines. La saumure était alors chauffée et le sel recueilli par évaporation.
Mais revenons à Arc-et-Senans. Un bâtiment de la Saline royale abrite un musée qui expose les maquettes de tous les monuments de Ledoux dont la plupart sont restés, hélas, à l’état de projet ou ont été détruits. Mais grâce aux plans que nous a laissés l’architecte, on a pu les reconstituer. L’un des plus étonnants est sans doute la maison destinée aux surveillants de la source de la rivière la Loue d’une incroyable modernité et que n’aurait pas renié un Le Corbusier. Ce qui est frappant chez Ledoux est ce mélange entre les références à l’Antiquité classique et des lignes résolument modernes et épurées.
Si Ledoux était un idéaliste, il a aussi été au service de l’Ancien Régime et fut très apprécié de la noblesse qui lui passa de nombreuses commandes. Il est aussi l’architecte des barrières de péage de Paris saccagées par un peuple en colère lors des émeutes de juillet 1789. Il n’en reste aujourd’hui que quatre : les rotondes de Monceau et de la Villette (la plus belle), et les barrières du Trône et d’Enfer. On l’aura compris, Ledoux le rêveur et l’architecte préféré de l’aristocratie n’est plus en odeur de sainteté. Il sera incarcéré en 1793 et échappera de peu à la guillotine. Ruiné et désabusé, il meurt à soixante-dix ans le 18 novembre 1806.
J’ai connu la Saline royale d’Arc-et-Senans il y a plus de 40 ans alors que le site était abandonné. Les bâtiments ouverts à tous les vents étaient envahis par les hautes herbes. C’est aujourd’hui un haut-lieu du patrimoine de Franche-Comté inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, accueillant congrès et visiteurs qui peuvent même y passer la nuit. Finalement, Ledoux aura réalisé son rêve malgré les épreuves et les désillusions. Il a écrit : « Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues ? ».
Jean-Michel Wissmer
La saline se visite toute l’année. Site : www.salineroyale.com
Photos : Jean-Michel Wissmer