Cet été, votre regard aura peut-être croisé une drôle d’affiche. De loin vous aurez vu quelques traits noirs sur un fond rose vif avec un peu de vert au milieu. En vous rapprochant vous avez aperçu les lettres d’un nom étrange et sans doute peu familier : BASELITZ. La mention du musée de l’Hermitage (à Lausanne évidemment, pas à Saint-Pétersbourg !) vous aura permis de conclure qu’il s’agit d’une exposition de peintures dans ladite fondation. Jusque-là, c’est un sans-faute, mais vous n’êtes pas très avancé. Sans être un forcené des galeries et des musées vous vous rendez de temps en temps à la magnifique villa Bugnion qui surplombe le lac Léman et offre une vue unique sur la cathédrale de Lausanne dont le clocher semble surgir du jardin en pente douce qui s’étale devant la maison. Une véritable gravure.
Vous y avez vu de très jolies expositions, surtout d’impressionnistes, les vrais, les “post” et les néo-impressionnistes, avec des paysages, des fleurs, des enfants qui courent, des femmes sous leur ombrelle et des régates. Toujours des peintres consacrés et reconnus, immortalisés et immortels. Mais cette fois, rien de tel. Alors la curiosité vous pousse jusqu’à la route du Signal : vous payez votre billet (cher) et vous cherchez à comprendre.
Première surprise : alors que vous étiez certain que le plus grand peintre encore sur terre était notre Erni national (qui a 97 ans), vous apprenez que l’homme dont on expose les oeuvres (et c’est une première à l’Hermitage) est aussi bien vivant, qu’il est né en 1938 en Allemagne (de l’Est à l’époque), à Deutschbaselitz dont il a pris une partie du nom. Original.
Vous commencez votre visite. Effet de la canicule (ou d’un petit verre de blanc), vous vous sentez pris subitement de vertiges et d’hallucinations : vous voyez tous les tableaux … à l’envers ! Un gardien tout bronzé sourit et, sans s’inquiéter le moins du monde de votre état, vous indique un panneau explicatif.
« J’ai trouvé la pierre philosophale. La peinture se poursuit dans le retournement des motifs. Par cette méthode, il devient possible de produire un tableau abstrait. La perfection de la mise sur la tête permet un tableau révolutionnaire. »
Baselitz : Tracé au dos de la toile “Jeune forêt », 1973
“La mise sur la tête” ! Révolutionnaire et … renversant. Résigné, vous parcourez les salles, la tête à l’envers. Malgré un inévitable torticolis, vous vous prenez au jeu, acceptant ce que Baselitz appelle lui-même “une inversion agressive” ; “L’harmonie se met à vaciller, une nouvelle frontière est atteinte”.
Tout retourné, vous découvrez des portraits, des oiseaux, des fleurs, des mangeurs d’orange, des vaches, des villages et des cow-boys car, quand on veut bien retourner la tête, tout est facilement reconnaissable. Est-ce beau ? Vous savez bien que cette question ne se pose plus depuis longtemps en ces termes pour l’art moderne qui privilégie la rupture et la provocation. D’ailleurs le peintre s’exprime clairement là-dessus :
« Ma mère disait, tu dois faire de belles peintures et pour cela ce sont les fleurs qui conviennent le mieux, a-t-elle dit également. Évidemment, tu ne fais surtout pas ce que ta mère te dit, mais le contraire. Ou à tout le moins tu essaies. Je m’en suis donc tenu à ceci : peindre de vilains tableaux. »
Derneburg, 29 mars 2006
Et pourtant, vous êtes sensible aux couleurs si vives, au relief de la pâte épaisse de la peinture, au dessin presque calligraphique, à l’expressivité des figures. Il y a même de “jolis” oiseaux et de “jolies” fleurs … Certains tableaux vous interpellent, en particulier les deux “Edvard” : “La tête d’Edvard” et “L’esprit d’Edvard” où une tête assez effrayante – peinte à l’endroit – accompagne un personnage tout aussi inquiétant. Vous avez souri en voyant “Autoportrait l’imbécile” en constatant que ce peintre qui inverse tout avait décidément de l’humour. Vous avez trouvé ingénieux le contraste créé dans le salon bleu de la villa : à côté des portraits de la famille Bugnion peints à la fin du XIXe siècle par Julien Renevier dans un style plaisant et académique surgit un “Autoportrait plus tard” qui, curieusement, malgré son côté “barbouillé” à mille lieues des sages aquarelles, ne choque pas, sans doute en raison des coloris bleus et gris parfaitement en harmonie avec les fauteuils et les tentures (ce qui démontre que l’on peut fort bien mélanger l’ancien et le moderne).
Voici enfin l’affiche que vous aviez aperçue distraitement sans comprendre ce qu’elle représentait mais qui vous avait finalement décidé à faire le voyage : “Le motif : la chaise de Paul”. C’était donc une chaise, à l’envers évidemment, avec dessus une sorte de perroquet vert, le bec jaune dirigé vers le bas, en équilibre instable sur un nid blanc. Comme il s’agit d’une peinture que l’on peut qualifier de figurative, pas besoin de se gratter la tête pour imaginer ce que le peintre a bien voulu peindre, inutile de reconstruire ou d’inventer un tableau. Non, c’est simplement un oiseau sur une chaise, à l’envers.
Mais attention : rien n’est jamais si simple et un peintre réinvente toujours à partir de sa culture artistique. Chez Baselitz on retrouve Munch (en particuler “le Cri” qui a inspiré les deux Edvard), Kokoschka, Soutine (“le Boeuf écorché”), Fautrier et même Piero della Francesca, Raphaël et les ornements floraux de la peinture gothique.
Or donc il n’est pas le premier à peindre une chaise en y mettant quelque chose dessus. Van Gogh l’a fait en y posant une pipe. Mais qui est Paul ? Son fils, son père, l’oiseau ? Vous brûlez presque, car si vous avez bien suivi l’exposition vous avez vu que Baselitz a un atelier en Italie et si vous parlez un peu l’italien vous saurez que le mot “uccello” signifie “oiseau”. Oui, et alors ? Et bien l’un des plus grands peintres italiens de la Renaissance se nomme Paolo Uccello. Vous y êtes ? Paolo, Paul, Uccello, l’Oiseau, La chaise de Paul. Je sais, vous êtes un peu fatigué à force de marcher la tête en bas.
Finalement convaincu et même enchanté d’être monté dans ce grand huit coloré, vous serez sans doute tenté par un remontant – voire par un “renversé”… – sur la terrasse du joli café de l’Hermitage.
Jean-Michel Wissmer
L’humour un peu décalé de cet article ne doit pas prêter à confusion. Cette exposition est une magnifique découverte et j’encourage tous ceux qui aiment l’art à s’y précipiter, la tête … la première !
BASELITZ Du 30 juin au 29 octobre 2006 Fondation de l’Hermitage – 2, route du Signal – Lausanne Mardi à dimanche de 10h à 18h le jeudi jusqu’à 21h Tel. : 021 320 50 01