M. Jürg Lauber, Ambassadeur, Représentant permanent de la Suisse auprès de l’Office des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève.
- Propos recueillis par Christian David
Vous êtes en place à la Mission depuis près d’une année. Quels ont été vos plus gros défis en cette période si particulière ?
La pandémie a été pour tous la principale préoccupation. Lorsque je suis arrivé à la Mission en septembre 2020, Il était encore possible de participer à des réunions en présentiel, puis, au fil des mois, tout s’est compliqué et il a fallu s’adapter. Je dois préciser que Genève a su trouver les moyens de répondre à la situation problématique provoquée par la pandémie et assurer la continuité dans le fonctionnement des organisations. La plupart des réunions ont pu se dérouler en virtuel.
Que ce soit à l’OIT, à l’OMPI, au Conseil des droits de l’homme ou pour d’autres réunions, cette situation a évidemment compliqué les choses. Il est en effet difficile de développer les relations personnelles : les interactions qui relèvent du domaine informel entre tous les participants sont peut-être moins évidentes et moins efficaces qu’en conditions normales. C’est un défi important, qui a toutefois été accompagné par une certaine fierté de constater à quel point la Genève internationale a su s’adapter et continuer le travail. Avant la pandémie, nous étions déjà sensibilisés aux besoins d’une transition numérique et avions commencé des réflexions sur l’avenir du multilatéralisme et des conférences, avec l’objectif d’intégrer dans les discussions un nombre le plus large possible de participants. Au cours de la dernière année, tout s’est accéléré dans ce domaine Il est certain que nous serons particulièrement vigilants pour nous adapter à la phase qui suivra.. Pour ma part, je reste convaincu que nous ne reviendrons pas à la situation exacte qui précédait la pandémie. Il conviendra de trouver un équilibre entre présentiel et virtuel et d’instaurer de manière réfléchie et efficace une nouvelle forme hybride de réunions. Nous sommes en contact avec tous les acteurs pour déterminer quels sont les besoins, de façon à soutenir le changement de manière efficace, en tant qu’État hôte.
Nos jeunes collègues de la Mission avaient d’ailleurs anticipé cette révolution et proposé depuis plusieurs années de travailler sur l’approche virtuelle des conférences. Un groupe de travail avait été initié avec des représentants des différentes organisations, le Canton, les ONG. Le génie de la Genève Internationale consiste pour moi à accompagner toute initiative avec nos partenaires sans contrôle central qui pourrait atténuer la fluidité des interactions. Pour nous, il s’agit de proposer un cadre à tous les acteurs. Ainsi, des organisations comme la Geneva Internet Platform sont petites, agiles et capables de développer des propositions rapidement, dans une dynamique de start-up. L’écosystème présent à Genève nous permet également d’identifier ces atouts et de les intégrer dans une dynamique vertueuse.
Cette nouvelle approche virtuelle pour les réunions facilite l’intégration dans les débats de davantage d’entités, qui ne peuvent pas toujours se déplacer à Genève pour une conférence « traditionnelle ». Grâce aux nouvelles technologies, une réunion avec trente personnes en salle en compte désormais 250, la plupart en ligne. Le partage de nouvelles idées et de meilleures pratiques s’en trouve amélioré. Cependant, il faut quand même rester vigilant par rapport à la solution du « tout virtuel ». Ces réunions organisées pendant les « heures de bureau » compatibles entre New York et Genève facilitent la participation des personnes qui sont sur place. Cependant, cela peut poser un problème de décalage pour d’autres qui ne sont pas sur le même fuseau horaire. La multiplicité des réunions proposées nécessite également, de la part des délégations, davantage de participants pour y assister. Il s’agit donc d’une part de faciliter l’accès au réunions par le biais du virtuel tout en réfléchissant d’autre part à la manière de proposer une solution hybride. Je pense que, pour des questions importantes, il est fondamental que les interlocuteurs puissent se rencontrer en personne, échanger entre eux en toute convivialité.
Quelles sont vos relations avec les autorités et la population locales ?
Ces relations constituent un grand atout par rapport à d’autre cités et entités onusiennes. La coopération entre les trois niveaux – Ville, Canton et Confédération – fonctionne très bien. Quand je suis revenu à Genève en septembre dernier, j’ai été ravi de constater que cette interaction est plus forte que jamais. Il existe aussi un sentiment général, une conviction partagée, de l’importance de la Genève internationale. Dans le cas de la pandémie, par exemple, la communication vis-à-vis de la communauté internationale, le soutien, l’action vaccinale se sont appuyés sur une coordination efficace entre les trois niveaux précités. Une responsabilité et un élan communs ont accompagné la communauté internationale de manière presque naturelle et fluide. Si besoin, je peux à tout moment appeler le Maire, le Président du Conseil d’État ou tout autre élu local. L’image d’Épinal sur les fonctionnaires internationaux qui ne participent pas ou peu à la vie locale, qui restent dans leur bulle, s’est aussi considérablement atténuée grâce notamment à la « success story » du bassin du Léman, qui s’est construite depuis une vingtaine d’années. Il faut souligner que les organisations internationales ont également fait un effort vis-à-vis de la population de Genève. La participation à la vie publique locale de la Directrice générale de l’ONUG et de son prédécesseur est importante. Tout le monde était ravi de voir le niveau d’intérêt suscité par les organisations dans la population locale pour des évènements tels que, par exemple, les journées portes ouvertes. De notre côté, nous faisons des efforts par le biais de notre service « médias et relations publiques » en relayant au quotidien les informations sur les décisions importantes prises par la communauté internationale. Dans ce domaine, toutefois, on n’en fait jamais assez. Il y a un foisonnement d’activités dans la Genève internationale qu’il est parfois compliqué de restituer dans son intégralité.
On prétend parfois que la Genève Internationale est menacée, souvent difficile à promouvoir ou au contraire au centre de tous les enjeux grâce à l’expertise développée par toutes les organisations. Qu’en est-il de sa place actuelle dans le concert mondial ?
Genève est clairement le premier centre de la gouvernance mondiale par rapport à la quantité de réunions et à la concentration d’organisations présentes sur son sol, les expertises, la variété des sujets. Nous ne sommes pas les seuls à soigner cette richesse, d’autres pays tentent de se positionner.
Il faut continuer à nous adapter à la réalité, à un monde qui change vite et aux méthodes de travail qui évoluent, à l’aspect opérationnel, la tendance à la décentralisation. Un accompagnement et une vigilance permanente en ce domaine sont indispensables.
Les grands travaux qui sont réalisés avec les rénovations des bâtiments et l’amélioration des voies de circulation étaient nécessaires pour augmenter l’efficacité de l’infrastructure. Les nouvelles constructions intègrent les nouveaux et futurs modes de travail. Nous n’allons pas nous arrêter là. Ainsi par exemple, le Centre international de conférences a repensé son offre pour s’adapter à l’évolution technologique ; les travaux de rénovation sont pratiquement terminés.
Dans le domaine des thématiques émergentes, un bon exemple est le futur sommet qui se déroulera à Genève sur la finance durable, dans le respect des objectifs de l’Agenda 2030 des Nations Unies. Je tiens à mentionner aussi l’initiative suisse 2050 Today, destinée à assurer la réduction des émissions de CO2 dans la Genève internationale et à mesurer son empreinte carbone. Il est essentiel que notre action ne soit pas limitée à la gouvernance mais qu’elle prenne également en compte les problématiques mondiales, en mettant en œuvre, dans notre vie quotidienne, des solutions modernes et efficaces.
Quel est le rôle des médias qui traversent aussi une période difficile dans cette perspective (Genève Internationale) ? Parviennent-ils selon vous, à relayer l’information ?
Je trouve remarquables des initiatives comme celle de la Fondation Adventinus. Il faut en effet accompagner les médias traditionnels qui disposent de moins en moins de moyens. Les médias qui relaient une information de qualité sont non seulement indispensables pour le bon fonctionnement de la démocratie, mais jouent un rôle crucial dans la mise en évidence de l’importance du travail effectué dans le domaine multilatéral. Cet aspect est particulièrement évident en ce moment, pour tout ce qui touche au domaine de la santé. La technologie numérique a permis à un nombre croissant de journalistes de suivre les informations distillées par l’OMS pendant cette crise sanitaire. Cela dit, la valeur ajoutée des contacts personnels des correspondants et leur expertise restent irremplaçables. Le virtuel ne doit pas se substituer aux moyens traditionnels et les journalistes doivent pouvoir continuer à nouer des contacts, « prendre la température » et contribuer, avec leur article, aux travaux de la Genève internationale.
Dans quelques années, quand vous ferez le bilan de votre carrière, qu’aimeriez-vous avoir accompli ?
Pour Genève, je suis convaincu qu’il existe des défis à relever comme ceux que j’ai détaillés précédemment.
J’étais déjà très impliqué il y a dix ans, quand j’étais diplomate à la Mission et que je travaillais pour améliorer la politique d’accueil de l’État hôte. S’il faut faire un bilan, je crois que j’ai eu beaucoup de chance de disposer de cette possibilité de travailler pour mon pays et, dans un cadre multilatéral, de pouvoir contribuer à façonner des solutions aux défis du monde d’aujourd’hui. C’est un travail passionnant. Certains disent que les plus grandes qualités d’un diplomate sont la curiosité et l’adaptabilité. Personnellement, je pencherais plutôt sur la capacité à s’investir totalement, avec sincérité, dans le travail commun, en partageant ses convictions personnelles avec respect, en tenant compte de toutes les différences, qu’elles soient culturelles ou politiques. Si mon bilan de carrière va dans ce sens, je serai satisfait.