Difficile à Genève, si on levait un peu le nez, d’échapper à l’affiche représentant le rocher du peintre carougeois André Kasper qui semble vouloir nous rouler dessus à chaque coin de rue. Un rocher énorme, brut, fendu d’une cascade formant un petit lac ; un rocher planté au milieu d’un salon dont il semble repousser les murs. En émane quelque chose à la fois de violent et de chaleureux, de primitif et de raffiné, avec une connotation érotique évidente.
Il fallait en savoir plus, et rendez-vous est pris avec le peintre pour une visite de l’exposition, sa première dans un musée, et qui présente des oeuvres peintes entre 1996 et 2010. L’homme est vif et chaleureux. On sent qu’il aime parler de sa peinture. Pas un de ces artistes qui se cachent derrière les mystères insondables d’oeuvres pour seuls initiés. Kasper parle de ses toiles avec plaisir et gourmandise ; il en connaît tous les recoins, toutes les histoires, et il aime les partager. Ces tableaux sont construits avec méthode et minutie, on dirait parfois qu’ils sont programmés. Il avoue être un peu manipulateur, trichant avec la lumière, les ombres et les perspectives, mais tout ne peut pas être prémédité, confesse presque avec regret ce grand metteur en scène. Difficile de parler de réalisme, on est d’ailleurs très loin de la photo, souligne-t-il, les figures du « Barman romain » et du « Collectionneur » ne sont pas des portraits, ce sont des icônes qui regardent le vide, dans le vide.
Pour Kasper, il n’y a qu’une peinture, LA peinture, peinture à l’huile, peinture de chevalet. C’est sa « fenêtre magique », dit-il en citant Titien, sa fenêtre illusoire. Ces modèles de jeunesse, parmi d’autres et dans le désordre, sont La Tour, Schiele, Bacon, Rembrandt, Titien, Bruegel, Caravage, Corot (qu’il considère toujours comme le plus grand paysagiste, et qui fait l’objet en ce moment d’une grande exposition au Musée Rath). Mais il n’a pas tout à fait abandonné ces amours de jeune peintre : les coups de projecteur de ses toiles rappellent forcément le clair-obscur du Caravage, de La Tour et de Rembrandt, et le camaïeu de bruns – couleur de la terre ocre et de la glaise – fait penser au grand maître hollandais. Il y a aussi des mises en abîme à la Vélasquez et des miroirs à la Van Eyck. Ces prédécesseurs et modèles le nourrissent toujours, comme il l’avoue lui-même : « Je me sens vis-à-vis d’eux dans une continuité sans contrainte, loin d’une mesquine compétition. Aller au musée, c’est me pencher sur les recettes de mes prédécesseurs comme un joyeux pillard ».
« Les sujets de l’art sont vieux comme l’humanité, c’est leur enveloppe qui change, comme nous », dit-il, et les sujets de ses toiles sont des natures mortes, des ruines et des paysages romains, un atelier, des foules, des nus ; des sujets de toujours avec une sensibilité d’aujourd’hui même s’il est allergique aux notions de « progrès » et d’avant-garde. Il refuse l’instantané, il déteste le vulgaire.
Parfois il règle des comptes avec lui-même comme dans son extraordinaire tableau « La poubelle », une poubelle transparente où il a jeté tout ce qui est derrière lui ou qu’il a abandonné : une photo de jeunesse, un instrument de musique, une bouteille de vin, une poubelle qu’il considère comme un autoportrait. Ailleurs, il redonne aussi sa noblesse aux objets du quotidien, des courses de supermarché (« Extrait de grande surface »), des flacons d’épices (« Des cacahuètes »), un quignon de pain. Une noblesse que l’on retrouve dans les « vanités » hollandaises et espagnoles. Le titre de l’exposition est d’ailleurs très parlant : « Le Quotidien lyrique ».
Rome, l’Italie, sont omniprésentes, mais il n’aime pas qu’on le limite à un peintre de vues romaines. Il est vrai qu’il a passé beaucoup de temps dans cette ville qui reste pour lui comme une deuxième patrie et une source constante d’inspiration. Et parfois Rome s’invite à Carouge, dans Carouge (« Rome-sur-Carouge »).
La visite de l’exposition est donc un voyage en terres connues avec des clins d’oeil, des références, mais c’est en même temps la découverte d’un univers unique et très personnel.
Un des tableaux les plus étonnants est « La barque » où l’on voit un peintre ramer à contre-courant sur sa barque-atelier au milieu de vagues gigantesques. Encore un autoportrait du peintre « ramant » au sens propre à un moment difficile de sa carrière. Il semble aujourd’hui qu’André Kasper ne se sente plus menacé par les lames de fond et qu’il a trouvé son équilibre personnel et artistique.
Jean-Michel Wissmer