Ceux qui ont parcouru un jour la Pennsylvanie auront peut-être croisé les carrioles des Amish vêtus de leur costume d’une autre époque. Ils exercent sur le voyageur fascination et étonnement. Le journaliste suisse Jacques Légeret étudie depuis longtemps leur culture. Il fait connaître à travers des expositions leurs quilts qui sont la plus belle expression de leur créativité. Il répond à nos questions.
Pour le grand public, les Amish sont un peu comme une curiosité de la société américaine, une minorité religieuse refusant la modernité et qui se confond avec la multitude d’églises et de sectes protestantes (Anabaptistes, Mennonites, Méthodistes, Frères Moraves, Quakers, etc.) qui ont trouvé refuge aux États-Unis. Est-il possible de nous donner quelques repères ?
Refus absolu de la violence physique ou verbale, refus de la compétition (notamment sportive), absence de prosélytisme, entraide quotidienne entre les membres des communautés et volonté farouche de vivre séparé du monde sont les caractéristiques principales des Amish, qui nous interpellent. Une lecture littérale de la Bible est à l’origine de leur volonté de vivre « séparés » du monde : « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait » (Romains 12:2). Les Amish citent abondamment d’autres exemples justifiant cette séparation. D’autre part ils pensent que le salut ne peut être une démarche individuelle et que seule la vie en communauté séparée du monde permet de l’atteindre. Finalement, les terribles persécutions subies en Europe dès 1525 les confortent dans ce désir d’être « différents et séparés du monde ».
Le lien des Amish avec la Suisse est historique. Ont-ils encore des rapports avec notre pays, et notre pays avec eux ?
Les Amish sont les héritiers du mouvement anabaptiste qui a vu le jour en février 1525 à Zurich, mouvement qui préconisait le baptême des adultes, la séparation totale de l’Église et de l’État, la non-violence etc., ce qui était révolutionnaire pour l’époque. En 1536, suite à d’effroyables persécutions, le mouvement fut « réorganisé » par le moine hollandais Menno Simons et fut connu dès lors sous l’appellation « mennonite ». Le schisme de 1693 à Sainte-Marie-aux-Mines (Alsace) fut le départ de la naissance du mouvement amish. Mis à part certains hymnes religieux d’origine helvétique, les relations avec la Suisse sont inexistantes.
Leur organisation sociale, familiale et culturelle, leurs coutumes (langue, habillement) s’apparentent à un très clair refus de la modernité. Pourquoi ce refus, et à quelle époque ont-ils décidé d’arrêter le temps ?
La langue (le Pennsylvania Dutch) et l’habillement sont clairement des signes culturels leur permettant d’être « différents ». Le refus de la modernité trouve à nouveau son origine dans la lecture littérale de la Bible, dès le début du 16ème siècle. Les règles de vie des Amish sont contenues dans l’ « Ordnung » qui est le moteur de la vie amish, alors que la « Gelassenheit » en est l’essence : c’est une manière d’être, un processus social qui recycle l’énergie de l’individu au profit de la communauté, ce qui est évidemment à l’opposé de l’individualisme de la société américaine.
Un Amish a-t-il le droit d’enfreindre les règles de la communauté (comme celle de rejoindre la société américaine) sans souffrir de graves représailles, et a-t-il le droit de la réintégrer ?
Toute la question est de savoir si celui qui enfreint une règle est baptisé ou non : s’il ne l’est pas, enfreindre une règle est mal vu mais n’implique pas de punition. S’il est baptisé, cela signifie qu’il a rompu ses vœux de baptême ce qui peut conduire à l’excommunication. Mais comme il n’y a pas de « casier judiciaire religieux », le fautif peut toujours se repentir et être réintégré selon un processus décrit dans le Sermon sur la Montagne et surtout dans les premiers paragraphes de l’Épître de Jacques. Pour comprendre cette mansuétude à l’égard des non-baptisés, il faut savoir que le baptême a lieu à partir de 18 ans. Cela signifie que les jeunes sont amish sur le plan culturel mais qu’ils n’appartiennent pas encore à l’Église amish.
N’existe-t-il pas un danger qu’ils deviennent une sorte de curiosité touristique (on peut imaginer de « vrais-faux » villages amish comme des parcs à thème) ?
Ils sont en effet devenus une curiosité « exotique » dont les Américains profitent à travers de faux villages amish, de faux restaurants amish, des films et des séries TV ! Dans les années 1970, environ 35% des jeunes amish refusaient de devenir Amish. Aujourd’hui, 90% des jeunes acceptent le baptême et deviennent Amish : pour l’heure le « danger » est donc vaincu !
Vous vous rendez souvent dans leurs communautés qui vous ont adoptés, vous et votre famille, comment cela a-t-il été possible ?
Notre fils David est un jeune homme polyhandicapé que nous avons traité pendant cinq ans à Philadelphie, qui est à deux heures de voitures de la première communauté amish. Notre fils, comme tous les handicapés, est considéré comme un « God’s special child » et ses parents sont « privilégiés », puisqu’ils ont été « choisis » pour s’occuper d’un tel enfant. David est toujours resté à la maison, il a aujourd’hui 35 ans et un tel engagement est commun et normal pour les Amish. David nous a donc ouvert les portes des fermes amish, dans lesquelles nous avons vécu près de 24 mois à l’occasion de nombreux voyages.
Les Amish sont fameux pour leurs quilts qui sont d’une variété et d’une beauté extraordinaires, très loin de l’austérité de leur mode de vie. Seraient-ils pour les femmes qui les confectionnent une sorte de souffle de liberté et d’inventivité ?
Dans cette société patriarcale, les quilts ont échappé à presque toutes les règles de l’Ordnung, sauf celles interdisant les tissus imprimés et les dessins figuratifs. Tout l’art consiste donc à briser la notion de « Gelassenheit », notamment par l’assemblage des couleurs unies des habits et un surpiquage (quilting) très élaboré. A cet égard, le quilt offre aux femmes un espace de liberté et de création parfois époustouflant mais surtout émouvant. Pour moi, le secret des quilts amish réside dans le fait qu’il s’agit avant tout d’un acte d’amour, envers un nouveau-né, des nouveaux mariés ou des malades.
A lire :
- Jacques Légeret, L’énigme amish, Vivre au XXIe siècle comme au XVII, Labor et Fides, Genève, 2000.
- Jacques et Catherine Légeret, Quilts amish et quelques autres patchworks mennonites, Labor et Fides, Genève 2001.
- Jacques Légeret, Les Amish et leurs Quilts, Passé-Présent, Édisud, Aix-en-Provence, 2006.
- Photos : Jacques Légeret
- Interview : Jean-Michel Wissmer
- Site: www.quiltsamish.com; les quilts amish seront exposés en mars 2017 à l’Espace Catherine Colomb à St-Prex (Vaud).