Genève au 16ème siècle : Jeanne de Jussie, religieuse persécutée, raconte…
Avant de devenir la Rome protestante, Genève a vécu au milieu du 16ème siècle une période de graves conflits religieux et politiques. Jeanne de Jussie, une sœur du couvent de Sainte-Claire au Bourg-de-Four, a été le témoin de cette époque troublée qu’elle relate dans une chronique passionnante dévoilée aujourd’hui par l’historienne et romancière Anne Noschis, récemment publiée aux éditions Slatkine.
Jean-Michel Wissmer. Anne Noschis, pouvez-vous à grands traits nous présenter Jeanne de Jussie ?
Anne Noschis. Née en 1503 dans une famille de petite noblesse savoyarde, forcément catholique, Jeanne de Jussie grandit entre le village de Jussy (alors en Savoie) et la ville de Genève. Elle va à l’école chez les clarisses du Bourg-de-Four, y apprend la piété, la lecture et l’écriture. Vive et intelligente, elle est rapidement promue « écrivaine » de la communauté où elle prononce ses vœux à 18 ans, en 1521. Elle passe toute sa vie chez les sœurs, devient abbesse à Annecy où la communauté se réfugie suite aux persécutions endurées à Genève.
JMW. Sa chronique est bien plus que celle – alors traditionnelle – de son couvent puisqu’elle retrace avec force détails et de manière très vivante (reproduisant même des dialogues) les événements politiques, et surtout religieux, survenus entre 1526 et 1535. Comment, alors qu’elle est cloîtrée, peut-elle obtenir tant de renseignements ? Elle devait recevoir beaucoup de visites au parloir !
AN. Au plus fort des troubles, le parloir de Sainte-Claire ne désemplit pas : les visites, essentiellement féminines, sont des informatrices de choix pour les clarisses cloîtrées dans leurs murs. Tantôt excitées, porteuses d’un scoop, tantôt angoissées, retrouvant la paix de l’âme grâce au chant des religieuses, les amies des clarisses ne manquent pas de relief. Souvent issues de la noblesse, les religieuses ont également un important réseau de relations, écoutant leurs doléances, protections puissantes et occultes, s’étendant jusqu’à la cour de Lorraine, la cour de France (Louise de Savoie est la mère du roi François 1er) et même l’oreille du pape, au vu de la gravité de la situation.
JMW. Vous avez quelque peu modernisé et dépoussiéré le texte original. Qu’en est-il justement de ces dialogues qui semblent sortir d’un roman historique moderne ?
AN. Je propose en effet une traduction de la Petite Chronique de Jeanne de Jussie dont les dialogues sont de véritables pépites, amusantes, divertissantes, n’ignorant rien des ficelles du comique. Sous la plume de Jeanne, la mère vicaire de la communauté a la verve d’une servante de Molière. Maîtrisant aussi les codes littéraires médiévaux, Jeanne est à l’aise dans l’épique grand style, le merveilleux chrétien, la truculence du fabliau populaire, le lyrisme sentimental, le tragique macabre. Une plume déliée à déguster sans modération.
JMW. Comment se fait-il qu’un document aussi poignant et important d’un moment clé de l’histoire de la ville n’ait pas attiré plus l’attention des chercheurs genevois ? Serait-ce parce qu’il donne une image peu reluisante des réformés genevois ?
AN. Eh oui ! Au 17ème siècle, âge de la Contre-Réforme, très militante en Savoie grâce à François de Sales, le texte de Jeanne y est publié à plusieurs reprises. C’est alors un brûlot antiprotestant qui fait mouche. A la fin du 20ème siècle, Helmut Feld, théologien catholique allemand, édite la Petite Chronique selon des critères scientifiques. Le manuscrit de Jeanne, d’abord au monastère d’Annecy, est maintenant à la BGE, mais il n’est pas accessible au public pour des raisons de conservation. J’ai donc travaillé sur le texte de Feld, avec introduction, notes et commentaire en allemand ! Les voies du Seigneur… Pour l’anecdote, une féministe américaine propose une traduction anglaise de la Petite Chronique au début du 21ème siècle dans une collection au rayonnement international. Jeanne joue désormais, en anglais, dans la cour des grandes aux côtés d’Emilie du Châtelet et de Christine de Pisan. Nul n’est prophète…
JMW. A lire la Petite Chronique, on a l’impression qu’à l’époque une certaine anarchie règne à Genève et que le pouvoir – notamment judiciaire – n’est pas très clairement défini entre protestants et catholiques. Qu’en est-il exactement ?
AN. A y regarder de plus près, on a le sentiment que la prédication des réformateurs et la conversion des fidèles n’est pas l’enjeu essentiel. S’approprier les richesses, prendre le pouvoir est le but premier des réformés. Il s’agit de l’arracher au prince-évêque et à la maison de Savoie qui contrôlent biens et droits. Diverses étapes sont franchies par les réformés entre 1526 et 1535, provoquant des convulsions dans la cité (incarcération arbitraire d’un prédicateur dominicain, chanoine empalé crapuleusement par des adeptes de la Réforme, décapitation sommaire et découpage en quartiers de catholiques fidèles au prince-évêque). En bref, les institutions changent du tout au tout en une décennie : à l’adoption de l’Edit de Réformation en 1536, les pouvoirs politiques et judiciaires sont en main réformées. Pour mémoire, Jean Calvin s’arrête dans la cité en 1536, après les événements racontés dans la Petite Chronique.
JMW. Logiquement, en tant que religieuse catholique qui se sent menacée par la Réforme, Jeanne de Jussie décrit les protestants – vous venez de l’évoquer – comme les méchants de l’histoire, nous les présentant même comme des êtres vils saccageant tout, détruisant les œuvres d’art sacré, profanant les objets du culte et maltraitant les religieuses (on évoque toujours le cas de Servet ; or l’on voit dans cette chronique qu’au 16ème siècle les tortures et les exécutions sont fréquentes à Genève comme ailleurs). « Légende noire » ? Aurait-on affaire à un ouvrage de propagande catholique commandité par une autorité religieuse ?
AN. La Petite Chronique est souvent manichéiste, par la force des choses ; les réformateurs sont iconoclastes, oui, Jeanne le dit et c’est vrai. Le procès Servet est un procès politique : Jean Calvin perçoit Michel Servet, théologien espagnol rescapé de l’Inquisition, comme une menace, d’où sa mise à mort. Vincent Schmit, prédicateur à la cathédrale de Genève, lui a consacré une étude solide (Michel Servet, du bûcher à la liberté de conscience, Editions de Paris, 2009). « Légende noire » si l’on veut, indéniablement texte de propagande, commandé par le duc de Savoie qui, en 1545, rappelons-le, a perdu son duché (occupé par la France), le Pays de Vaud (occupé par les Bernois) et la place de Genève devenue république protestante. Réfugié à Nice, le prince de Savoie veut faire savoir que, s’il a perdu la partie à Genève, c’est à cause de la malice des réformés, non à cause de son incompétence. J’émets certaines réserves dans mon commentaire.
JMW. Jeanne s’interroge-t-elle sur les raisons profondes de ce changement de sensibilité religieuse – comme la corruption du clergé – qui va secouer une bonne partie de l’Europe et convertir bientôt Genève en Rome protestante ?
AN. Austères et ferventes, les clarisses dénoncent les désordres (corruption, débauche, froideur d’âme) du haut et bas clergé catholique. Dans leur éthique, elles sont paradoxalement plus proches de Jean Calvin que de certains dignitaires romains. Jeanne convient que si la prédication du « grand hérésiarque Martin Luther » se propage à partir de 1517, c’est à cause des déficiences romaines. Ces considérations tempèrent le manichéisme de surface de la chronique.
JMW. Y a-t-il encore des vestiges de son couvent genevois, et de celui où ses sœurs et elle-même se sont réfugiées ensuite à Annecy ?
AN. Le monastère genevois est intact, sans une ride, parce bien construit au 15ème siècle par Yolande de France, duchesse de Savoie. Devenu Hôpital pour les réformés, il abrite aujourd’hui le Palais de Justice. Les bâtiments d’Annecy, démolis à ce jour, sont remplacés par un quartier d’habitation au centre-ville.
JMW. « De tous temps les femmes se sont montrées plus fermes et plus constantes dans la foi que les hommes », écrit Jeanne de Jussie. Cette attitude presque féministe est impressionnante (et il fallait à ces religieuses beaucoup de force de caractère pour résister aux assauts de leurs adversaires). Anne Noschis, vous vous intéressez depuis longtemps à ces figures de femmes de tête, à ces personnalités ambitieuses et entreprenantes, comme dans le cas de votre précédente étude, Madame de Warens, éducatrice de Rousseau, espionne, femme d’affaires, libertine (Editions de l’Aire, Vevey, 2012). D’où vous vient cet intérêt, et allez-vous bientôt nous dévoiler d’autres figures féminines de cette envergure qui ont marqué notre région ?
AN. J’ai eu la chance de côtoyer, dans ma famille et ailleurs, des femmes de caractère, souvent des femmes fortes. Passionnée par l’histoire et les romans historiques, j’ai constaté que ceux-ci leur réservent souvent la portion congrue, ou convenue, frisant le stéréotype. Ne trouvant pas dans les bibliothèques ni les librairies les livres que j’avais envie de lire, j’ai décidé de les écrire. Par commodité, et un peu de chauvinisme, j’écume les archives de nos régions ; quand un dossier est assez fourni je commence la rédaction de romans, biographies ou traductions. Je m’adapte. J’ai écrit sous pseudo un roman historique sur une Française de la haute noblesse, passée au protestantisme et réfugiée à Genève au temps de Calvin. Et cela à partir de son procès conservé aux Archives d’Etat de Genève (Anne Faussigny, La Dame de la Lucazière, L’Age d’Homme, 2006). Pour l’heure, je travaille à un roman de cape et d’épée à partir d’un duel de 1642 où de jeunes Vaudois s’affrontent pour les beaux yeux de Marie-Madeleine de Blonay, ayant laissé des traces jusqu’à la cour de Louis XIII. Autour de la vie non moins romanesque de Barbe-Nicolarde, sœur aînée de Marie-Made, j’ai aussi découvert une lettre de la propre sœur du même Louis XIII, Christine de France, duchesse de Savoie à l’époque. Poursuivant mes investigations, j’ai découvert une princesse baroque et flamboyante à laquelle je pourrais consacrer un opus. Affaire à suivre.
Jean-Michel Wissmer, Janvier 2015
Anne Noschis. Jeanne de Jussie ou comment résister aux réformateurs. Slatkine, Genève, 2014