« Sans Patrie », le livre qui prépare et annonce Heidi
Tout le monde connaît « Heidi », pas forcément l’original, c’est-à-dire les tomes publiés en allemand par Johanna Spyri en 1880 et 1881, mais sans doute ses adaptations et traductions multiples et diverses (dont des suites qui ne sont pas de l’auteure), ses versions pour enfants (raccourcies et simplifiées), et surtout ses apparitions au cinéma (inoubliable Shirley Temple), dans des séries télévisées, et le nouveau visage presque définitif que lui a donné le Japonais Isao Takahata en 1974 dans son dessin animé en 52 épisodes qui a fait le tour du monde… Et j’en oublie certainement !
Tellement reproduite, allongée, raccourcie, transformée, adaptée, que l’on ne sait peut-être plus très bien de quoi l’on parle. Et puis, que sait-on de Johanna Spyri ? Trop peu de choses. Mais ce que l’on sait renverse tous les clichés : c’était une bonne bourgeoise zurichoise, très dévote et souffrant de dépression, qui fréquentait la crème de la société intellectuelle et artistique de son temps et dont la relation – légendaire ? – avec Richard Wagner avait fait quelque bruit. Ce n’est pas vraiment l’univers merveilleux et innocent de Heidi. Et surtout, que sait-on du reste de son œuvre ? Oui, car elle n’a pas été que l’auteure des deux tomes de « Heidi », elle a écrit une cinquantaine d’autres ouvrages, la plupart pour les enfants, mais également pour les adultes et les jeunes filles, des livres qui ne sont pas vraiment passés à la postérité.
Pourtant, Spyri a été une auteure à succès, la moitié de ses romans a été traduite en français, et la totalité en japonais, oui, en japonais, le Japon, cultivant, il faut le dire, une véritable spyri et heidimania. Mais rien à faire, c’est Heidi qui est restée dans les mémoires, et le succès de la petite fille des Alpes est tel qu’on en oublie presque sa créatrice. Or, Heidi n’est pas née du néant. Spyri avait déjà écrit des textes assez sombres (où la maladie et la mort sont très présentes) pour une communauté protestante de diaconesses. Puis quelques autres où l’on sent qu’elle se cherche encore : les histoires – souvent assez décousues – se passent en France, en Allemagne, en Italie, et même au Danemark et en Tchéquie. Spyri n’a pas encore ce label suisse qui fera sa marque de fabrique. Une exception toutefois, « Heimatlos », traduit d’abord « En quête d’une Patrie » puis « Sans Patrie » et publié en 1878, donc 2 ans avant le fameux best-seller, et qui est le premier livre pour enfants écrit par l’auteure. En étudiant l’œuvre de Spyri à l’occasion de mon essai « Heidi. Enquête sur un mythe suisse qui a conquis le monde » (Genève, Metropolis, 2012), ce roman m’est apparu comme le plus réussi et le plus intéressant, et donc comme méritant une réédition, ce à quoi je me suis attelé avec les éditions suisses Cabédita. Intéressant et même surprenant, car il constitue à mes yeux comme une sorte de matrice de « Heidi », le livre qui prépare et annonce le célèbre roman à venir.
L’histoire se passe dans les Grisons à Sils Maria. On y retrouve la petite Stineli – sorte de Heidi bis – qui, adulte avant l’heure, doit s’occuper de tout dans sa maison (du ménage et de ses frères et soeurs). Son meilleur ami est Rico, fils d’immigré italien, garçon mélancolique et musicien. Ils se promènent souvent ensemble dans les magnifiques paysages de l’Engadine. Mais le rêve de Rico est de retourner un jour de l’autre côté des montagnes, au lac de Garde. Voici donc un « Heidi à l’envers », le rêve est italien et non plus suisse ! Il faut dire que Spyri adorait l’Italie et s’y rendait régulièrement. Comme souvent dans ses romans, les enfants – à l’image de Heidi – sont orphelins. Or le père de Rico meurt, et plus rien ne retient alors notre héros pour accomplir son voyage. Il part, violon sous le bras, retrouver le pays de ses ancêtres. Quand il arrive au bord du lac de Garde, ses souvenirs se bousculent ; tout lui revient : son ancienne maison, sa mère. Voici un extrait d’un des plus heureux moments du livre :
« Soudain la route fit un coude, Rico s’arrêta court et demeura tout saisi, immobile, comme dans un songe. Devant lui, étincelant aux rayons du soleil, s’étendait le lac d’azur avec ses calmes et chauds rivages, au bord desquels les montagnes se rejoignaient, pour entourer le golfe baigné de lumière et bordé de riantes habitations. Voilà ce que Rico connaissait ! voilà ce qu’il avait déjà vu ! N’est-ce pas à cette place même qu’il s’est arrêté autrefois ? Ces arbres, il les reconnaît aussi … Où est donc la petite maison ? elle devrait se trouver ici tout près ; – non, elle n’y est pas … Mais plus bas passe la vieille route ; oh ! qu’il la connaît bien ! c’est là que les grandes fleurs rouges s’épanouissent au milieu de feuilles vertes. Il doit y avoir aussi un petit pont de pierre sur la rivière qui sort du lac ; que de fois ne l’a-t-il pas traversé ! mais on ne peut le voir de cet endroit. Soudain, Rico, saisi d’un désir intense, se met à courir du côté de la vieille route ; il la traverse : le petit pont est devant lui ! – Tout lui revient à la fois, – il a passé une fois sur ce pont, et quelqu’un le tenait par la main, – sa mère ! … Le visage de sa mère se présente clairement devant ses yeux ; il y a bien des années qu’il ne l’a plus vu. – C’est là, là qu’elle était avec lui, qu’elle le regardait avec des yeux pleins d’amour ! … »
Il est recueilli par une aubergiste qui l’exploite quelque peu pour animer des soirées de bal, mais il est également reçu avec beaucoup de tendresse maternelle par une dame du village dont l’enfant handicapé, Silvio, ne peut plus se passer de lui. Il faut dire que les infirmes sont légion dans les romans de Spyri qui, elle-même, durant son enfance en était entourée dans la maison familiale où son père psychiatre et chirurgien les soignait.
Rico est un personnage particulièrement touchant : c’est le prototype de l’enfant romantique à la fois malheureux, angélique et débrouillard. Finalement, il est sauvé, se recrée une famille et connaît l’amour et le bonheur. Je vous laisse découvrir toutes les péripéties qui conduisent à cette fin heureuse.
Heidi avant l’heure, Heidi à l’envers, le livre qui prépare et annonce « Heidi » … Tout cela est bien juste, et c’est une révélation, car tout dans « Sans Patrie » annonce en effet le best-seller à venir : le cadre ; le couple des petits héros (Heidi-Peter / Stineli-Rico) ; le voyage initiatique (Heidi part en exil forcé à Francfort et souffre su « Heimweh » ; Rico va en Italie retrouver ses racines, car il est un « Heimatlos », un « Sans Patrie ») ; les infirmes (Klara dans « Heidi », Silvio dans « Sans Patrie ») ; sans oublier le rôle essentiel des grands mères que l’on retrouve dans les deux romans. Elles sont toujours très bonnes et dévotes et rappellent dans les moments de doute et de peine l’importance d’une prière consolatrice. Et puis il y a ce contraste amusant et surprenant entre des Suisses plutôt rudes et des Italiens gais, joueurs et buveurs qui considèrent d’ailleurs les Helvètes comme des sauvages vivant dans des régions sombres et peu accueillantes.
Ce livre est un petit bijou et une redécouverte. S’il y a quelques aspects un peu vieillis chez Spyri, il est temps de retrouver ses autres œuvres et de comprendre qu’elle n’a pas été seulement l’auteure de « Heidi ». La traduction originale française de 1885 a été respectée. Nous la devons à Camille Vidart (1854-1930), une amie très proche de Spyri. Étonnante relation, car cette universitaire genevoise a été l’une des plus actives féministes de Suisse. Oui, étonnant quand on connaît les positions plutôt conservatrices de Spyri. Mais ce n’est pas la seule surprise de ce « Sans Patrie » que je vous encourage vivement à mettre, par exemple, sous votre sapin de Noël. Destiné à un public jeune, il ne peut que ravir également les nostalgiques de « Heidi » et tous ceux qui s’intéressent à la littérature suisse et aux bons livres de jeunesse.
Jean-Michel Wissmer
Johanna Spyri. « Sans Patrie. L’histoire qui annonce Heidi ». Introduction et nouvelle édition de Jean-Michel Wissmer, Bière, éd. Cabédita, 2014.