Il ?tait parmi les premiers fonctionnaires recrut?s pour travailler ? l’Organisation des Nations Unies. Depuis 1946, il est un t?moin privil?gi? des ?v?nments marquant l’histoire des relations internationales. Il a connu tous les Secr?taires g?n?raux, il a ?cout? les discours flamboyants d’une multitude de chefs d’?tat. Il nous a chaleureusement re?us dans son bureau de l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR) ? New York, o? il contribue ? former les diplomates en leur expliquant le fonctionnement des Nations Unies. Il reste toujours aussi enthousiaste et optimiste en ce qui concerne les Nations Unies.
Q : Vous ?tiez un des premiers fonctionnaires des Nations Unies. Pourriez-vous nous parler un peu de vos d?buts, car j’ai l’impression que c’?tait une p?riode marqu?e par beaucoup d’enthousiasme et de bonne volont? ?
R : Oui, absolument. C’?tait une entreprise nouvelle. La Charte a ?t? sign?e ? San Francisco le 26 juin 1945, alors que la seconde guerre mondiale faisait encore rage. Les auteurs de la Charte ont voulu ?viter les ?cueils de la Soci?t? des Nations et cr?er une organisation qui aurait plus de force que celle qu’elle allait remplacer, une organisation qui aurait la possibilit? d’arr?ter tout conflit avant ou peu apr?s sa naissance. Ils ?taient pleins d’espoir et d’optimisme, car ils ?taient s?rs que le syst?me de s?curit? collective qu’ils allaient cr?er serait infaillible et permettrait d’?viter toutes les guerres. Il est ind?niable qu’un esprit enthousiaste animait toutes les d?l?gations. De m?me, les fonctionnaires de l’ONU qui venaient d’?tre recrut?s se consid?raient un peu comme des pionniers qui allaient s’embarquer dans une aventure captivante.
H?las, le syst?me de s?curit? collective cr?? ? San Francisco n’a pas fonctionn?. Cet ?chec ?tait d?, en grande partie, ? la guerre froide, qui a mis fin ? l’entente cordiale qui s’?tait instaur?e entre l’Est et l’Ouest pendant la guerre.
Q: Est-ce ? ce moment-l? que vous ?tes entr? au Secr?tariat ?
R : En r?alit?, l’ONU a commenc? ? fonctionner ? Londres dans des locaux provisoires en f?vrier 1946. Cete ann?e-l?. je venais d’obtenir mon dipl?me ? la Sorbonne et j’avais l’impression qu’apr?s tout le travail que j’avais accompli j’?tais en droit d’aller prendre quelque repos dans les Alpes. Or, deux jours apr?s mon arriv?e, je re?ois un t?l?gramme de ma m?re disant « Jean, reviens ? Paris. Tr?s important ». Alors, en bon fils, j’ai pris le premier train en partance et, lorsque je suis arriv? dans la capitale, elle m’a expliqu? la raison de son appel d’urgence. C’?tait un ami de la famille qui avait d?coup? une petite annonce parue dans Le Monde, dans laquelle il ?tait indiqu? que l’on recherchait des traducteurs. Il m’a dit « Mon cher Jean, on cherche des traducteurs pour une nouvelle organisation qui va se cr?er de l’autre c?t? de l’Atlantique. Tu devrais tenter ta chance, parce que si tu r?ussis au concours, tu pourrais acqu?rir une exp?rience extraordinaire dans le Nouveau monde. Tu pourrais y passer quelques ann?es, puis revenir en France pour ta vraie carri?re, parce que cette organisation ne va m?me pas durer autant que la Soci?t? des Nations. Elle est vou?e ? l’?chec ! ». J’ai donc suivi ses conseils, mais je n’arrivais pas ? croire que la nouvelle organisation n’allait pas durer. Le 23 juillet 1946, j’ai donc pr?sent? ma candidature ; le 23 ao?t, j’ai pass? le concours ; le 23 septembre, on m’a inform? que j’avais r?ussi ; et le 23 octobre, apr?s un vol de 23 heures dans un avion militaire am?ricain qui avait ?t? pr?t? pour la circonstance, je suis arriv? ? New York avec un groupe d’Europ?ens. C’?tait un vol passionnant, interrompu par deux escales. Nous ?tions tous l?, avec un parachute sur le dos, car on nous avait dit, ? l’a?roport de Paris, que nous devrions ?tres pr?ts ? sauter si un des moteurs d?cidait de s’arr?ter au milieu de l’Atlantique. Nous n’avons pas eu ? ouvrir nos parachutes, mais le 23 est rest? mon chiffre porte-bonheur.En 1946, comme tous mes nouveaux coll?gues, j’?tais plein d’enthousiasme de pouvoir travailler pour cette nouvelle organisation qui allait pr?server la paix du monde. En 2005, mon enthousiasme n’est plus ce qu’il ?tait alors ; il est infiniment sup?rieur. L’Organisation des Nations Unies, malgr? toutes les difficult?s auxquelles elle a d? faire face au cours des ann?es, a pu surmonter tous les obstacles et elle a surv?cu, alors que la Soci?t? des Nations, qui ?tait aussi le grand espoir de l’humanit?, n’a pas pu faire face aux ?v?nements qui se sont produits ? l’?poque, notamment l’invasion de l’?thiopie et surtout la mont?e du nazisme.
Depuis sa cr?ation, l’ONU a d? r?soudre d’innombrables probl?mes et elle continuera ? le faire de mani?re positive, car, ? mon avis, elle a toujours su s’adapter davantage que la Soci?t? des Nations aux circonstances changeantes de la sc?ne internatiuonale.
Q : Combien ?tiez-vous lorsque vous avez commenc? de travailler ? l’ONU ?
R : Nous ?tions un petit groupe d’employ?s qui avaient ?t? recrut?s soit aux ?tats-Unis soit en Europe. L’ONU elle-m?me n’?tait pas encore install?e ? Manhattan. Elle se trouvait dans des locaux provisoires ? Lake Success, Long Island, ? quelque 25 km de Manhattan, dans une usine de gyroscopes qui avait fait un gros effort pendant la guerre et qui, ? la fin des hostilit?s, a c?d? une partie de ses b?timents aux Nations Unies pour en faire un Si?ge provisoire. On ne savait pas ? l’?poque o? serait situ? le Si?ge permanent de l’ONU.
Q : Quand a-t-on d?cid? que le Si?ge serait situ? ? New York ?
R. : La premi?re partie de la premi?re session de l’Assembl?e g?n?rale a eu lieu ? Londres en f?vrier 1946. ? cette occasion, il a ?t? d?cid? que l’ONU devrait s’installer sur le terrritoire des ?tats-Unis. Les Europ?ens avaient trop le souvenir de l’abandon par les Am?ricains de la Soci?t? des Nations et ils voulaient ?viter un deuxi?me ?chec de ce genre. M?me l’Union sovi?tique a insist? pour que le Si?ge des Nations Unies soit fix? ? New York. ? l’?poque, personne ne savait exactement o?. et c’est pour cette raison que l’ONU, ? l’exception de l’Assembl?e g?n?rale, a ?t? log?e dans les locaux provisoires de Lake Success.
La deuxi?me partie de la premi?re session de l’Assembl?e g?n?rale, celle qui avait commenc? ? Londres, a eu lieu ? Flushing Meadows, sur le terrain de l’exposition que l’on avait appel?e World’s Fair avant la guerre. L?, l‘Assembl?e ?tait install?e dans une ancienne patinoire, o? on avait pris soin de faire fondre la glace afin de faciliter la t?che des d?l?gu?s.
Le Pr?sident Truman a tenu ? participer ? cette s?ance inaugurale de l’Assembl?e g?n?rale ? New York. Dans un discours tr?s ?loquent, il a vivement regrett? que les ?tats-Unis, qui avaient tant contribu? ? la cr?ation de la Soci?t? des Nations n’y aient pas particip?. Il a affirm? que la situation avait totalement chang?, car les ?tats-Unis n’allaient pas seulement participer activement aux travaux de la nouvelle organisation, mais ils en devenaient le pays h?te, et accueillaient chaleureusement les d?l?gu?s et les membres du Secr?tariat de l’ONU sur leur territoire.
Q : Et vous ?tiez au c?ur de tout cela ?
R : Au d?but, j’?tais traducteur, puis ?diteur des documents destin?s aux d?l?gations. En 1959, j’ai ?t? transf?r? au Cabinet du Secr?taire g?n?ral pour m’occuper surtout des questions de l’Assembl?e g?n?rale. Au bout de quelques ann?es je suis devenu Directeur de la Division de l’Assembl?e g?n?rale. Cela repr?sentait beaucoup de travail, mais c’?tait un travail passionnant, car j’?tais vraiment au centre de l’activit? internationale. C’?tait une activit? fort mouvement?e, en plein milieu de la guerre froide. J’ai donc assist? ? toutes les s?ances de l’Assembl?e g?n?rale, y compris les r?unions les plus houleuses. En 1960, Fidel Castro, plein d’?nergie, s’est adress? ? l’Assembl?e en disant : « Mesdames et Messieurs, j’ai la r?putation de parler longuement ; cette fois-ci, soyez sans crainte, je serai extr?mement bref » et il a termin? 4 heures 20 minutes plus tard. Son discours ?tait enti?rement improvis?. Pendant la guerre froide, l’art oratoire ?tait florissant
Q : Est-il vrai que Nikita Khrouchtchev a retir? une de ses chaussures pour taper sur le pupitre de l’Assembl?e g?n?rale ? Certains disent que cela ne s’est jamais produit.
R : Je n’?tais pas membre de la d?l?gation sovi?tique, bien s?r, mais j’?tais pr?sent dans la salle et je peux vous assurer que cet incident s’est bien produit. ? un moment donn?, il a voulu, de son si?ge, marquer son m?contentement. Il a eu recours ? plusieurs stratag?mes. D’abord, l’approche traditionnelle : il a pris la parole et, m?me avec son microphone, n’a pas ?t? reconnu. Ensuite, il a tap? du poing sur la table avec le m?me r?sultat n?gatif. Enfin, il n’a pas h?sit? ? recourir ? une arme secr?te, qui n’avait jamais ?t? utilis?e jusque l? et n’a jamais ?t? utilis?e depuis. Il s’agissait d’une de ses chaussures, probablement sa chaussure gauche ?tant donn? son affiliation politique. En tout cas, apr?s avoir tap? sur la table avec une de ses chaussures, il a pu enfin prendre la parole.
Q : L’Assembl?e g?n?rale ?tait donc une tribune tr?s active pendant la guerre froide ?
R : Absolument. De tr?s nombreux chefs d’?tat et de gouvernement se sont succ?d? ? cette tribune pour exposer les th?ses de leurs gouvernements respectifs.
Les super-puissances ont laiss? entendre qu’elles n’avaient pas besoin des Nations Unies. En fait, le forum international leur ?tait indispensable pour entra?ner dans leur orbite les pays ind?cis. C’est pr?cis?ment ? ce moment qu’a pris naissance le Mouvement des pays non-align?s.
Q : L’ONU a toujours eu l’avantage d’?tre un terrain neutre.
R : Oui, cela a toujours ?t? un atout immense. Par exemple, lors de la comm?moration du 40e anniversaire des Nations Unies, le Pr?sident du Pakistan et le Premier Ministre de l’Inde ont eu pour la premi?re fois un entretien constructif. C’est ?galement ? cette occasion que le Pr?sident Reagan a serr? la main du Pr?sident Ortega du Nicaragua, pays avec lequel les ?tats-Unis n’entretenaient plus de relations diplomatiques. On peut faire sur un terrain neutre tel que l’ONU des choses qu’on ne pourrait faire nulle part ailleurs.
Q : Quand vous regardez votre carri?re, quelle est votre relation avec l’Organisation des Nations Unies ? La consid?rez-vous un peu comme votre b?b? ?
Je dirais plut?t que c’est mon id?al. Je pense que l’Organisation des Nations Unies r?pond ? un besoin absolument ?vident. Ainsi que le d?clarait le Premier Ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, en pleine guerre froide, lorsqu’il s’est adress? ? l’Assembl?e g?n?rale, l’Organisation a ses d?fauts, on ne peut pas dire qu’elle soit parfaite ; c’est une entreprise humaine. Mais si elle a des d?fauts, il faut y rem?dier, car il n’y a aucune raison de la d?truire. Si, ? la suite de quelque cataclysme, l’Organisation venait ? dispara?tre, la premi?re chose que les survivants feraient serait de r?cr?er une organisation semblable. Alors, pourquoi d?truire ce que l’on a si on peut encore l’am?liorer ? A mon avis, ces paroles proph?tiques, prononc?es en 1960, 15 ann?es apr?s la cr?ation de l’Organisation des Nations Unies, s’appliquent exactement ? la situation actuelle et aux r?formes entreprises par le Secr?taire g?n?ral. Il y a eu des p?riodes de crise, des p?riodes d’harmonie relative, et tout ce qui se passe dans le monde a ?t? refl?t? ? l’Organisation des Nations Unies, et surtout ? l’Assembl?e g?n?rale, le seul organe principal o? tous les ?tats sont repr?sent?s. C’est un miroir de l’Organisation dans son ensemble et l’Organisation est le reflet du monde.
Pour toutes ces raisons, je suis plus enthousiaste que jamais, car je suis convaincu que l’Organisation des Nations Unies continuera, comme elle l’a d?j? fait depuis pr?s de 60 ans, ? surmonter les innombrables obstacles auxquels elle sera confront?e.