Q : Monsieur l’Ambassadeur, me feriez-vous l’honneur de résumer votre parcours professionnel ?
Sénégalais d’une soixantaine d’années, je suis un diplomate de carrière, d’une carrière que j’ai choisie librement. Ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature du Sénégal, – une grande institution d’enseignement supérieur qui forme les hauts cadres de la fonction publique et de la magistrature du pays -, j’en suis sorti diplômé en 1977, et ai aussitôt intégré le Ministère des Affaires étrangères.
A l’université, j’ai fait des études de droit public avec comme option, les relations internationales. Arrivé au Ministère, j’ai été affecté à la Direction des Affaires juridiques et consulaires pour m’occuper des accords et conventions auxquels le Sénégal était partie. Je suis resté dans ce service pendant trois années, au cours desquelles j’ai été fortement impliqué dans les négociations d’accords bilatéraux et sous-régionaux.
Au terme de cette période, j’ai été affecté en août 1980 comme Premier Conseiller à notre ambassade à Stockholm, en Suède. Après Stockholm, je fus muté en mars 1983 à Rabat, puis à Bruxelles en fin juin 1985 (pour un séjour de 04 mois à ce dernier poste). Après les cinq années passées à l’extérieur, je fus rappelé à Dakar en octobre 1985, pour être affecté à la Présidence de la République à l’époque où le Président Abdou Diouf cherchait un deuxième conseiller diplomatique. J’ai servi à la Présidence de la République pendant environ 14 ans et demi.
Quand l’alternance politique est survenue de façon démocratique en mars 2000, je suis retourné au Ministère des Affaires Etrangères, qui est mon administration d’origine. J’y ai exercé, de facto, les fonctions de Conseiller technique, à partir d’août 2000, avant d’être rappelé à la Présidence de la République par l’actuel Chef d’Etat, le Président Abdoulaye Wade, à nouveau comme Conseiller diplomatique. Il y a eu un intermède de quelques mois entre juillet 2004 et mars 2005, au cours duquel j’ai servi comme membre de l’équipe des Observateurs des Nations Unies chargée de la mise en œuvre de certains aspects du jugement rendu par la Cour internationale de Justice de La Haye sur le litige frontalier ayant opposé le Cameroun et le Nigeria.
Après cette mission, le Président Wade m’a nommé pour aller ouvrir la première ambassade du Sénégal à Ankara. J’ai servi en Turquie pendant 15 mois, de fin juillet 2006 à début novembre 2007, avant d’être muté à Genève, en qualité de Représentant permanent auprès de l’Office des Nations unies dans cette ville et de toutes les organisations internationales ayant leur siège en Suisse. Au mois de juillet 2008, le Président m’a également nommé comme Ambassadeur auprès de la Suisse.
Q : Dans ces deux positions, il va sans dire que vous avez beaucoup de travail…
Oui. C’est beaucoup de responsabilités mais aussi des responsabilités exaltantes. D’abord parce que j’y suis avec la confiance de la plus haute autorité de mon pays et ensuite parce qu’avec ces deux fonctions, je m’occupe des deux aspects de la diplomatie que vous connaissez – l’aspect multilatéral et l’aspect bilatéral.
Q : Vers lequel des deux aspects de la diplomatie va votre préférence ?
Un diplomate est un soldat en col blanc ; je n’ai donc pas de préférence ou, plutôt, j’aime les deux aspects, d’un amour égal.
Q : On sent une grande présence du Sénégal sur l’arène multilatérale depuis un certain temps. Comment expliquez-vous cela ? S’agit-il d’une volonté de contrebalancer le Nigeria qui s’impose comme la plus grande puissance en Afrique ?
Etre actif sur l’arène internationale, résulte d’une longue tradition, dans le cas du Sénégal. Et je pense que cela est lié à notre tempérament. De par la localisation de notre pays, nous sommes un peuple de contact et de convergence entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche. Nous ne cherchons donc rien de spécial. C’est tout à fait naturellement que nous nous sentons concernés par tous les problèmes auxquels le monde est confronté.
Si vous observez bien, les dossiers dans lesquels nous sommes engagés visent à promouvoir la paix et l’entente entre les peuples. Nous ne pouvons pas et ne cherchons pas à faire concurrence avec le Nigeria, car cela n’est pas notre vocation. Le Nigeria est un pays ami dont le Sénégal est très proche, et avec lequel il fait beaucoup de choses. Nous comptons quelque 12 millions d’habitants alors que le Nigeria est peuplé de plus de 100 millions d’habitants. Je répète donc que ni le Sénégal, ni le Nigeria ne cherche à se lancer dans une compétition quelconque. Nous œuvrons pour la promotion de causes qui nous tiennent à cœur.
Q : Récemment, le Président Wade s’est fortement impliqué dans le Sommet numérique, dans le problème de la Mauritanie, etc. On sent quand même une volonté politique du Sénégal de s’impliquer davantage dans la solution de diverses crises, ou de faire parler de lui.
Nous ne cherchons pas à faire parler de nous. Ce qui nous motive dans nos multiples initiatives, c’est la défense de la paix et de la stabilité aussi bien chez nos voisins que dans toute l’Afrique. D’abord parce nous sommes naturellement pour la paix. Ensuite, nous avons intérêt à avoir la paix pour réussir ce que nous voulons faire. De même, si nous voulons contribuer à la promotion de l’Afrique afin que les Africains vivent dignement en ce 21e siècle, il nous faut la paix car s’il n’y a pas la paix, nous ne pourrons rien faire.
Ce que nous voulons construire, ce sont les Etats-Unis d’Afrique. Nous n’y arriverons pas si nous nous laissons divertir par d’autres choses. Il vaut mieux faire des choses positives que de gaspiller ou de perdre nos énergies à éteindre des feux. Car ces énergies, nous en avons besoin ailleurs. C’est cette conviction qui me semble expliquer et sous-tendre les initiatives du Président Abdoulaye WADE, que vous avez évoquées.
Q : Vous venez justement de parler des Etats-Unis d’Afrique. Est-ce que vous pensez que le pan-africanisme va sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve ?
Je le pense et nous le souhaitons au Sénégal. Nous y investissons beaucoup d’efforts. Là où des pays sont beaucoup plus forts et disposent de plus de moyens, ils constituent de vastes ensembles politiquement intégrés ; là, ils s’en sortent mieux que nous, les Africains. Alors que l’Europe cherche à renforcer son unité, l’Afrique ne peut pas prétendre disposer d’une autre voie que celle de l’unité politique. Donc il faut que nous mettions ensemble nos efforts pour relever le défi du développement durable et endogène.
Q : L’Afrique est diverse. Est-ce que ce sont seulement vous, les pays francophones qui partagez ces idées ? Pensez-vous que les différences de langues pourraient constituer un obstacle à cette unité ?
C’est une réalité que certains pays sont francophones, d’autres anglophones, lusophones, arabophones, etc. Mais comme vous le savez, il n’y a pas qu’une seule langue en Europe. Ensuite, il n’y a rien que la volonté politique ne puisse réaliser. Il y a des langues africaines que nous parlons qui sont communes à plus d’un pays. Par exemple, en Gambie et au Sénégal, nous parlons les mêmes langues, comme le Wolof, le Pulaar, le Seereer, le Joolaa, le Malinke, entre autres. Le Wolof qui est l’une des langues nationales du Sénégal est également comprise par 75 % des Sénégalais. Ceux qui parlent le Français ce sont ceux qui ont été à l’école » occidentale « .
Donc, c’est vous dire que la diversité linguistique est une réalité, mais c’est un obstacle surmontable. Ce qui nous unit est plus fort que l’obstacle que peut constituer la diversité linguistique. Encore une fois, la volonté peut aider à soulever des montagnes.
Q : On dit souvent que le 21e siècle appartient à l’Afrique. Est-ce que vous partagez ce point de vue ?
Je ne sais pas, mais je le souhaite et je pense que c’est possible. L’Afrique en a le potentiel. Il faut que les Africains travaillent davantage en direction de cet objectif ; qu’ils le proclament sur le plan politique et s’emploient à le rendre effectif, à travers leurs actions de tous les jours.
Nous avons les ressources naturelles ; nous avons la jeunesse ; et nous avons un potentiel qui est encore largement inexploité en ce sens que, par exemple, notre continent est, aujourd’hui, un des poumons de la planète. Les forêts que nous avons et les autres richesses dont nous disposons constituent des potentiels effectifs qui devraient faire des Etats-Unis d’Afrique un des grands acteurs du 21e siècle.
Q : Est-ce que vous pensez qu’on a tendance à ne montrer que la famine et d’autres mauvaises choses de l’Afrique ? Est ce que vous pensez que cette image est en train de changer ?
Nous travaillons à mettre fin à la pratique qui consiste à ne montrer que des images négatives de l’Afrique. Mais nous n’avons pas le contrôle des medias, même si parfois des efforts sont faits pour donner de l’Afrique d’autres images. Nous avons Africable en Afrique de l’Ouest pour cela, et nous faisons également des efforts au niveau de l’Union Africaine.
Ce que vous avez dit est vrai ; il n’y a pas que la famine et les guerres en Afrique. Il n’y a pas que le Sida en Afrique ; il y a des choses positives qui se passent et qui montrent que l’Afrique avance. Par exemple, dans le domaine de la paix, il y a des choses dont nous pouvons être fiers.
Ainsi, au Sénégal, nous avons eu un différend avec notre voisine, la Guinée Bissau. C’était dans les années 1990, au sujet de notre frontière maritime. Nous l’avons réglé par les moyens juridiques et non par les armes. Nous avons recouru à un tribunal arbitral puis à la Cour internationale de Justice. Le Sénégal et la Guinée-Bissau n’ont donc pas fait de guerre. Sur le plan juridique le problème a été réglé en faveur de Sénégal. Mais le Sénégal a décidé de partager avec la Guinée-Bissau les ressources de la zone maritime sur laquelle sa souveraineté était contestée par ce pays. Nous avons créé, pour cela, une agence commune.
Entre le Nigeria et le Cameroun, le différend sur la souveraineté sur la péninsule de Bakassi et une partie de la frontière terrestre a été réglé par les voies de droit et non par la confrontation armée. Ce sont là de bonnes choses et de bonnes pratiques, mais on n’en parle pas.
En ce qui concerne les Droits de l’Homme, nous convenons qu’il y a des violations de ces droits çà et là en Afrique, mais nous oeuvrons à les éradiquer au niveau continental. Pour cela, nous avons non seulement une Commission africaine des Droits de l’Homme et des peuples, mais aussi nous avons récemment créé une Cour de justice qui est une véritable institution juridictionnelle pouvant sanctionner ceux qui violent les droits de l’Homme. Ce sont là, également, des choses qui se font et dont personne ne parle, mais qui montrent que l’Afrique avance.
Q : Pourquoi à votre avis ?
C’est peut-être parce que c’est le sensationnel qui intéresse les gens, et que nous ne contrôlons pas les medias.
Q : Comment faire pour changer la perception de l’Afrique ?
Nous faisons en sorte que se développent, en Afrique, des medias qui diffusent également les informations sur nos bonnes pratiques. Si vous prenez la partie francophone de l’Afrique, il y a TV5 qui a pour mission de recevoir et de diffuser des images des pays du Sud, pas uniquement d’Afrique mais des pays en voie de développement en général, pour montrer la bonne information. Il y a aussi un Sénégalais qui a récemment pris l’initiative de créer une chaîne de télévision en Europe pour diffuser des informations intéressantes et pertinentes sur le continent, sans oublier 3A.teleSud, etc. Ce sont de petites chaînes par rapport aux grands medias, mais leur existence me semble indiquer que les choses évoluent dans la bonne direction.
Q : Pour revenir un peu au Sénégal, quelle est la priorité de la politique étrangère sénégalaise vis-à-vis de Genève et de ses organisations internationales ?
Il n’y a pas une seule priorité, mais plusieurs. Pour commencer, je dois mentionner la consolidation et l’amplification de ce que nous faisons pour continuer à contribuer à la promotion des droits de l’homme. Voilà une chose.
Ensuite, en tant que pays pauvre qui a des problèmes de santé publique, nous nous intéressons à ce que font l’OMS et les programmes qui lui sont liés concernant la malaria, le sida, etc., par exemple l’ ONUSIDA, etc.
Vous savez aussi que nous faisons partie des PMA (pays les moins avances) et qu’il n’y a pas, pour nous, dans le cadre de l’OMC, de grands enjeux comme ceux du Brésil, de la Chine, de l’Inde et d’autres grands pays etc. Mais nous sommes concernés par les négociations commerciales internationales, même si notre situation de PMA fait que nous n’avons par les problèmes des pays que je viens de citer. Par exemple, nous voulons que le cycle de Doha, qui est un cycle pour le développement, soit enfin bouclé et qu’il n’y ait pas de » guerre commerciale » entre les grands. Nous voulons que tout se passe comme il faut au niveau de l’OMC et que les négociations se passent normalement, et que le cycle de Doha soit mis en œuvre. Que les aspects comme l’aide au commerce, que l’assistance que l’OMC, seule ou avec d’autres institutions, dispense aux PMA pour le renforcement de leurs capacités, soit maintenue ; en un mot, que tout se passe comme convenu, c’est-à-dire dans un esprit de solidarité.
Il y a également un chantier qui est très important à nos yeux : celui de la propriété intellectuelle. L’aspect brevet n’est pas très important pour notre pays car nous n’avons pas de brevets à défendre, mais il n’y a pas que cela. Il existe un programme de développement avec plus de quarante recommandations et dont la mise en œuvre effective permettrait notamment d’assurer la prise en charge, dans le cadre de la propriété intellectuelle, des ressources génétiques, des savoirs traditionnels et des expressions culturelles ; ces ressources sont abondantes dans des pays comme le nôtre et leur bonne prise en charge pourrait donner une vigoureuse impulsion à leur développement. Par exemple, sur le plan des expressions culturelles, nous avons des choses à montrer et à faire valoir. Donc nous nous intéressons de plus en plus à l’OMPI. Actuellement, je suis le coordonnateur du groupe africain pour les questions de l’OMPI.
Il y a également l’Organisation Mondiale de la Météorologie. Nous sommes un pays sahélien où il n’y a pas beaucoup d’eau, et où la plus grande partie de l’eau vient de la pluie. Donc tout ce qui touche à la météorologie nous intéresse au premier chef, sans parler du pouvoir de détecter à temps l’invasion de criquets et bien d’autres choses. Bien sûr, il y a aussi l’Union internationale des Télécommunications. Par ailleurs, de façon modeste, vu que le Sénégal est un pays de paix, nous nous intéressons beaucoup à ce que fait la Conférence sur le désarmement. Celle-ci va entamer les débats de fond, et avant cela, le Sénégal avait coordonné les consultations sur le point portant sur les garanties négatives de sécurité, c’est-à-dire les garanties que les puissances dotées d’armes nucléaires donnent aux pays non dotés de ces armes pour les assurer qu’ils ne seront pas attaqués ou menacés d’être attaqués par de telles armes. Cela pour vous dire que tout nous intéresse à Genève.
En plus de tout ce travail à caractère multilatéral, j’ai en charge le renforcement des relations bilatérales avec la Suisse.
Q : Vous parliez toute à l’heure de la culture. Est ce que vous pensez que la culture africaine est menacée par la mondialisation ?
Nous considérons que nous avons tous intérêt au métissage culturel. Le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, fut l’un des plus ardents défendeurs de ce concept. Nous venons tous sur la scène mondiale avec quelque chose, et nous espérons y recevoir quelque chose des autres. Notre culture est à la disposition des autres dans ce monde globalisé, tout comme les cultures des autres sont disponibles pour nous.
Cependant, de la même manière qu’une invention peut être protégée et l’expression culturelle valorisée, il faudrait protéger le savoir traditionnel de celui qui sait faire parler ses cauris sur le sable. Il faudrait valoriser la manière de faire de cette personne et la protéger de sorte qu’elle puisse en tirer quelque chose de profitable. Celui qui est au fond de sa forêt, ou dans son village et joue de sa flûte, doit être assuré que personne ne va gratuitement recueillir ses mélodies pour aller tirer profit d’une telle richesse. D’où notre regain d’intérêt pour l’OMPI et notre engagement en faveur d’une meilleure exploitation des opportunités que recèle la propriété intellectuelle.
Q : A la fin de l’année, le Sénégal va organiser une grande conférence sur la culture africaine à Dakar, et j’aimerais que vous nous en parliez.
C’est le 3e festival mondial des arts nègres qui va durer plusieurs semaines. Le Sénégal a l’honneur d’en être l’hôte après en avoir été le concepteur. Mais, nous n’en serons pas les seuls acteurs, car c’est l’affaire de tous ceux qui se sentent concernés par les arts nègres : tous les autres pays africains, la diaspora africaine, les Antilles, etc.
Ce sera donc le moment d’aller au Sénégal car il y aura beaucoup de choses à voir, à entendre et à comprendre, sur le plan culturel.