Longtemps considéré comme « l’art des fous », car il s’agit de créations réalisées par des personnes en général internées dans des établissements psychiatriques et souffrant de troubles psychotiques, l’Art Brut connaît à présent son heure de gloire et a trouvé sa place dans les galeries et les musées. Il a aussi ses monuments comme le Palais Idéal du Facteur Cheval à Hauterives dans la Drôme.
Avant d’accéder au dernier étage où se trouve l’exposition proprement dite, on retrouvera avec plaisir les icônes suisses que sont Aloïse et Wölfli (bien représentés également dans l’exposition), les étonnants masques de coquillages de Pascal-Désir Maisonneuve, les silhouettes de Carlo, ou encore l’étrange épopée des « Vivian girls » de Henry Darger.
L’exposition nous fait découvrir des artistes peut-être moins connus du grand public habitué de la collection, comme Robert Gie et ses personnages extraterrestres, Raymond Oui et son « Monsieur oui oui », Francis Palanc et Jeanne Tripier, dignes des grands maîtres de l’abstrait, l’harmonie parfaite des kaléidoscopes de Joseph Crépin, ou Joseph Degaudé-Lambert et son drôle de soldat musicien aux contours tremblés qui est l’affiche de l’exposition.
Il est intéressant de savoir qu’au début de ses recherches, Dubuffet a intégré à l’Art Brut, l’art naïf, l’art populaire, l’art des enfants et même l’art extra-européen (océanien ou africain) avant d’exclure ces catégories. Intéressant aussi de rappeler que c’est la Suisse qui a ouvert ses portes à cette collection, et que ce pays représentera pour Dubuffet le « voyage initial de l’Art Brut » et le lieu de rencontres essentielles, non seulement avec les artistes, mais également avec des médecins psychiatres qui s’intéressaient à la production de leurs patients (comme ce fut le cas de Jacqueline Porret-Forel pour Aloïse).
Catalogues ou pamphlets d’époque, on aimerait tout citer. En voici deux exemples : « L’art brut préféré aux arts culturels » ; ou « le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas ».
L’Art Brut, c’est l’expression de la spontanéité, de l’angoisse, du refoulement, du merveilleux enfantin. Et le résultat est drôle ou inquiétant. Mais il ne laisse jamais indifférent.
Non loin de là, la Fondation de l’Hermitage propose « Basquiat, Dubuffet, Soulages… Une collection privée ». Si l’on retrouve étonnamment Dubuffet (très belle série des Psycho-sites et un magnifique portrait), et Louis Soutter, interné dans un asile du Jura vaudois, et que l’on pourrait donc considérer comme un artiste « brut », le visiteur se trouve confronté à un art que l’on pourrait qualifier de tout à fait opposé à la spontanéité de l’Art Brut puisque les créateurs exposés à l’Hermitage appartiennent à la scène artistique contemporaine et sont clairement associés à des mouvements esthétiques : informel, néo-expressionniste, conceptuel, minimaliste, ou expressionniste abstrait, mouvements qui s’accompagnent en général d’un « discours », discours qui explique, commente, justifie, avec ou sans humour, les « sans titre » des œuvres, ou les titres compliqués ou mystérieux comme « Ne vous gênez pas » (Asger Jorn), ou « Les attributs des arts et les récompenses qui leur sont accordées » (Barceló).
Les artistes sont trop nombreux pour être tous cités ici (ce qui donne une idée de l’ampleur et de l’importance de l’exposition). On retiendra les vanités de Basquiat, les noirs de Soulages (« le noir est une couleur », a dit Matisse), le radicalisme provocateur de Chris Burden (son Shoot où il s’est fait photographier alors qu’on lui tirait dessus…), les œuvres textiles de Louise Bourgeois, les gribouillis (sic) de Cy Twombly, les empreintes de pinceau de Niele Toroni (le commentaire souligne l’effort physique – « travail fastidieux » – de la réalisation…), les grilles d’Agnès Martin (à la dimension « spirituelle et méditative »), ou encore les puissantes natures mortes de Miquel Barceló.
La confrontation avec l’Art Brut est aussi radicale que certaines des œuvres exposées dans les deux musées. Spontanéité versus intellectualisme, cri de douleur solitaire vs provocation et exhibitionnisme, monde des asiles vs univers des galeries. On ne peut faire plus opposé. Et pourtant, on retrouve souvent la même folie, la même obsession, la même volonté de provoquer.
Que l’on regarde les illustrations de cet article : qui pourrait distinguer l’Art Brut de l’Art contemporain ?
Étranger à tout mouvement, l’artiste « brut » se cache, parfois marmonne (comme Aloïse) ou écrit des textes poétiques et absurdes (comme Wölfli et toujours Aloïse) ; l’artiste moderne, quant à lui, s’expose et déroule ses théories et ses manifestes, poétise ou délire (on pense à James Ensor ou Michaux – absents de l’exposition – ou à Antonin Artaud dont on verra un portrait).
Voilà en tout cas qui fait réfléchir, surprend, réveille, étonne, énerve parfois, sans jamais laisser indifférent.
Jean-Michel Wissmer
A la Fondation de l’Hermitage jusqu’au 30 octobre (www.fondation-hermitage.ch).
Au Musée de l’Art Brut jusqu’au 28 août (www.artbrut.ch).