Interview de Souhayr Belhassen, Tunisienne et Présidente de la Fédération Internationale pour les Droits de l’Homme (FIDH)

« La répression n’est pas un gage de stabilité » martèle cette militante des droits de l’homme qui était à l’ONU le 24 octobre 2011, au lendemain des premières élections libres et démocratiques dans son pays. Elle brandit fièrement son doigt teinté de vert. La couleur de l’encre dans lequel elle l’a trempé pour pouvoir voter. La couleur de l’espoir aussi. Elle était accompagnée de Gérard Staberock, Secrétaire-général de l’Organisation Mondiale Contre la Torture, de Radwan Ziadeh, fondateur et directeur du Centre pour les Droits de l’Homme en Syrie, et de Margaret Sekaggya, rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des défenseurs des droits de l’homme et d’une chaise vide. Celle de Ales Bialiatski, vice-président de la FIDH et président du Centre pour les droits de l’Homme « Viasna » détenu arbitrairement depuis le 4 août dernier. Ils étaient venus présenter la quatorzième édition du rapport annuel de la FIDH profondément marqué par le Printemps arabe. S’il fait mention des victoires acquises, le rapport dresse un tableau alarmant des atteintes au droits dans le monde et contre ceux et celles qui les défendent. Car les dictateurs ont réprimé dans le sang, des manifestations pacifistes, sans parvenir à endiguer les revendications de ces peuples qui réclament l’accès à la démocratie et le respect des droits de l’homme. De l’Afrique subsaharienne en passant par l’Afrique du Nord, du Moyen Orient à l’Asie en passant par l’Europe Occidentale, de l’Europe de l’Est à l’Asie Centrale, les défenseurs des droits de l’homme subissent la répression de régimes qui ont compris le pouvoir, et la légitimité de leurs revendications.
International NewspapersInterview :
C de L : Les femmes étaient en première ligne lors des révolutions qui ont déferlées sur la Tunisie, sur l’Egypte, sur la Syrie, la Libye, Bahreïn etc. Pourtant, curieusement, lorsqu’il s’agit de former un gouvernement, on ne les voit plus. Elles n’en font pas partie. En Libye, on parle de la charia, et ce sont bien entendu les femmes qui vont en souffrir. Qu’en pensez-vous ? Faut-il s’en inquiéter ?
Souhayr Belhassen : En Tunisie, les femmes sont présentes. Elles l’ont toujours été, même si elles ne font pas partie du gouvernement qui d’ailleurs est provisoire. Ce qui est important et remarquable, c’est qu’après la révolution une loi sur la parité a été votée et que les islamistes qui étaient présents ne s’y sont pas opposés. Le gouvernement provisoire a adhéré sans réserve à la convention contre les discriminations à l’égard des femmes. La plupart des pays arabes, y compris l’Arabie Saoudite, ont adhéré à cette convention en émettant des réserves -il fallait, ont-il dit, que ce soit conforme à la charia. La FIDH milite depuis 5 ans pour la levée des réserves dans le monde arabe. Nous avons une campagne qui s’appelle « égalité sans réserve » destinée au monde arabe. Ces derniers mois, les femmes ont participé activement à la révolution mais leurs droits n’ont pas reculés. Aujourd’hui, il s’avère que le parti islamiste Ennahda va accéder à l’assemblée puisqu’une partie importante de l’assemblée votera en sa faveur. Ce parti aura une soixantaine de sièges sur 217. Ce n’est pas encore la majorité. Il y a des alliances qui vont se faire. C’est la démocratie. Il nous faut faire avec, mais rappelons-nous que les femmes tunisiennes ne sont pas celles du reste du monde arabe et musulman.
C de L : Effectivement, elles ont toujours été très libres.
SB : Elles ont surtout un code du statut personnel qui est très avancé et qui constitue un fil rouge, y compris pour les islamistes d’Ennahda. Même les femmes au sein de leur camp, leurs femmes aussi, ont assimilé ce code du statut personnel qui exclut la répudiation, institue le divorce devant les juridictions et l’égalité parentale, pas seulement paternel, et criminalise les violences faites aux femmes. Tout cela constitue un corpus que les femmes tunisiennes ont intégré, et il sera très difficile pour les militantes d’Ennahda de s’extraire de cette évolution. Elles prendront peut-être exemple sur la Turquie, c’est-à-dire qu’elles prôneront des lois évolutives pour les femmes. Nous espérons parvenir – même avec ce gouvernement à connotation islamiste, au même degré que la Turquie. Saviez-vous que ce pays, la Turquie a une loi égalitaire en matière d’héritage. Ce qui signifie qu’une femme et un homme héritent de la même façon, alors qu’en Tunisie un homme hérite du double de ce qu’a sa femme. Pour ce qui concerne les droits humains, la peine de mort est abolie en Turquie, elle ne l’est pas en Tunisie. Le gouvernement turc est islamiste mais il a bien avancé sur ce type de questions. Effectivement aujourd’hui, il y a de quoi s’inquiéter parce que lorsque les islamistes accèdent au pouvoir, la question de l’évolution des femmes ne tient pas une place importante dans leur programme. Cela étant, en Tunisie, la conjoncture est différente. L’histoire est différente. Par conséquent, il ne faut pas crier aux loups et précéder les événements. Il faut se mobiliser. Il faut être vigilant. Il n’y aura malheureusement pas de visibilité pour les femmes à l’assemblée. Elles ne seront que 7% puisque sur leurs listes, les partis ont préféré avoir des hommes plutôt que des femmes. Mais l’agressivité, la force avec lesquelles les femmes ont mené le combat prouvent qu’elles ne vont pas s’arrêter là, bien au contraire. Il faut se battre pour que les victoires acquises par les femmes, ne soient pas confisquées par les islamistes.
C de L : Lors d’une interview télévisée, j’ai entendu des femmes et des hommes exprimer leur inquiétude face au parti islamiste qui avait gagné les élections. Ne trouvez-vous pas bizarre que la Tunisie, qui réclamait le droit à la démocratie et à la liberté, se dote d’un parti islamiste ?
SB : Non, ce n’est pas bizarre du tout. C’est un héritage du régime de Ben Ali où tout était verrouillé, étouffé. Je suis une femme, je suis tunisienne. Je suis universaliste et présidente d’une organisation internationale de la défense des droits humains. Je ne peux que défendre et faire évoluer les droits des femmes et surtout le message d’universalité de la charte universelle des droits de l’homme. Il y a une réalité en Tunisie qu’il ne faut pas ignorer : la Tunisie a été réprimée par un président qui a instauré un régime sécuritaire, -sous Bourguiba c’était la même chose- mais sous Ben Ali, c’était terrible, surtout pour les islamistes. Ils ont eu 20,000 prisonniers. Ils ont eu des morts, des martyrs. Nous ne connaissions pas la réalité de notre pays. Pour ce qui me concerne, je préfère connaitre, à mes risques et périls, la réalité de mon pays plutôt que de me dire que tout va bien dans le meilleur des mondes parce que Monsieur Ben Ali nous protège. Que l’Occident dit, qu’il nous protège des islamistes, et que par conséquent, il faut le maintenir au pouvoir. Je préfère aujourd’hui vivre avec cette réalité. C’est formidable ce qui vient de se passer lors de ces élections qui ont été transparentes, libres et pas du tout manipulées. Des élections démocratiques qui se sont déroulées dans une sérénité, dans un calme absolument remarquable. Il y a eu un engagement pour la citoyenneté et c’est cela qu’il faut retenir. Je pense que les tunisiennes et les tunisiens ne se laisseront pas confisquer facilement leurs acquis. Je préfère me battre contre un ogre que je connais, plutôt que contre un ogre qu’on agite et dont je ne connais pas la réalité. Nous avons subi pendant 25 ans un Ben Ali répressif. Le résultat, c’est que ceux qui ont été réprimés, évoluent dans un milieu naturel musulman –la Tunisie n’est pas un pays chrétien, c’est un pays homogène mais musulman. Il faut que des minorités chrétiennes ou juives puissent vivre sans discrimination aucune. Nous ferons tout pour ce que soit inscrit dans la constitution. C’est un combat que nous mènerons dans une réalité qui est celle de la Tunisie. Ce sera un combat clair, transparent et démocratique.
Célhia de Lavarène, New York