Les “Nations Unies” de la poésie féminine

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Un grand projet que l’on pourrait qualifier de « onusien » a vu le jour au Mexique sous l’égide de son Phénix, Sor Juana Inés de la Cruz (1648-1695). Reconnue comme la plus grande poétesse de l’époque coloniale hispano-américaine, cette religieuse écrivit une œuvre d’une surprenante audace et d’une grande variété, n’hésitant pas – malgré son statut de nonne cloîtrée – à composer des poèmes d’amour profane, des pièces de cape et d’épée et même des satires sexuelles, cela à côté de textes religieux et de chants de fêtes.
Considérée comme la première féministe d’Amérique en raison de ses positions en faveur du droit des femmes à accéder à l’étude et à la connaissance, elle eut maille à partir avec sa hiérarchie religieuse qui finit par la juger en secret et à lui imposer le silence. Son œuvre fut cependant publiée de son vivant en Espagne avec un immense retentissement. Tombée quelque peu dans l’oubli, elle fut « redécouverte » il y a une vingtaine d’années et, depuis, le Mexique n’a cessé de la célébrer à l’occasion de multiples rencontres, colloques et publications. La dernière initiative en date est née dans le village même où Sor Juana vit le jour, San Miguel Nepantla, à une cinquantaine de kilomètres de Mexico. On la doit au Centre Culturel Sor Juana Inés de la Cruz installé autour des vestiges de la maison de la poétesse. L’objectif de ce projet international est double : mieux faire connaître Sor Juana à l’étranger et inviter les pays intéressés à proposer une poétesse nationale d’envergure qui serait à son tour présentée au Mexique.
Ce projet ambitieux appelé « âmes jumelles de Sor Juana » suggère qu’il existe une communauté d’âme, une sensibilité que partagent des femmes de tous les pays et de tous les horizons, sensibilité exprimée à travers des poèmes souvent inspirés par l’expérience amoureuse ou religieuse. La vogue des « études de genre » a démontré qu’une femme – en raison du contexte social et culturel qui l’entoure – ne peut écrire tout à fait comme un homme.
Ce projet a déjà suscité beaucoup d’enthousiasme et 19 pays aussi variés que l’Inde, la Grèce ou le Japon ont répondu à l’appel. Les pays latino-américains sont pour l’instant particulièrement bien représentés, et l’on pourra citer Alfonsina Storni pour l’Argentine (bien que née au Tessin) ; Jerónima de Velasco pour l’Equateur ; Altagracia Saviñón pour la République Dominicaine ; Gabriela Mistral pour le Chili et Maria Firmina Dos Reis pour le Brésil. Quant à l’Espagne, elle est défendue par Rosalía de Castro. Toutes ces poétesses écrivirent au XIXe et au XXe siècles, ce qui est aussi le cas de la plupart des autres poétesses sélectionnées jusqu’à présent.
Dans l’état actuel du projet, seules cinq poétesses appartiennent à d’autres époques. C’est le cas de deux contemporaines de Sor Juana et religieuses comme elle, la Portugaise Sor Violante do Céu et la Colombienne Madre Castillo.
Quant au XVIe siècle, il est représenté par la Française Louise Labé et l’Italienne Vittoria Colonna. Pour le moment, le XVIIIe siècle est encore le parent pauvre mais il est vrai que ce siècle fut avant tout pour les femmes celui des romans épistolaires et moins celui de la poésie.
Plus loin dans le temps nous trouvons la Japonaise Ono no Komachi, poétesse du IXe siècle, considérée dans son pays comme l’une des « Six Immortels » de la poésie. Son œuvre est inspirée par l’amour et la désillusion ; certains de ses poèmes auraient pu être signés par une « âme jumelle » de l’époque baroque, comme le prouvent ces vers : « Si seulement j’avais su que j’étais en train de rêver, jamais je ne me serais réveillée ».
La Suisse n’a pas été oubliée et les Suisses eux-mêmes vont peut-être découvrir l’étonnante poétesse qui les représente. Il s’agit d’Alice de Chambrier née à Neuchâtel en 1861 et morte à l’âge de 21 ans d’un coma diabétique. Ayant commencé à écrire à 16 ans, cette jeune fille nous a légué une œuvre d’une maturité et d’une beauté remarquables dont l’inspiration est clairement romantique. Elle composa près de 200 poésies, des nouvelles et récits et des pièces de théâtre. Comme Sor Juana, elle fut en quelque sorte « redécouverte » il y a peu, et ces vers de son poème « Amitié » prouvent à quel point on peut la considérer comme une « âme jumelle » de la poétesse mexicaine.
Peut-être existe-t-il une âme sur la terre
Pour la mienne créée, et dont elle est la sœur :
Heureuse et fortunée, ou pauvre et solitaire,
Elle me comprendrait et lirait dans mon cœur
Ce projet qui devrait mobiliser les Autorités culturelles des pays concernés est, espérons-le, voué à un bel avenir. C’est ce que nous souhaitons à ces « Nations Unies » de la poésie féminine !
Jean-Michel Wissmer