Le Chemin de Croix de Kateri Tekakwitha, la Sainte Iroquoise

Le Chemin de Croix de Kateri Tekakwitha, la Sainte Iroquoise

Kateri Tekakwitha, L’Entrée du Christ chez les Iroquois, titre du dernier livre de Jean-Michel Wissmer, ouvre une page passionnante et mal connue de l’histoire de l’Amérique et des Amérindiens grâce à l’extraordinaire aventure spirituelle de cette jeune Iroquoise convertie au XVIIe siècle par les pères jésuites de la Nouvelle-France, l’actuel Québec, et canonisée en 2012. Après la religieuse et poétesse mexicaine sor Juana Inés de la Cruz, dont il est un spécialiste, Jean-Michel Wissmer nous propose à nouveau le portrait d’une femme de tête qui s’est battue pour ses convictions. L’historienne et romancière Anne Noschis s’est entrenue avec l’auteur.

Anne Noschis : Jean-Michel Wissmer, quand et comment avez-vous « rencontré » Kateri Tekakwitha ?

Jean-Michel Wissmer : A l’été 2008 sur le parvis de la cathédrale de Santa Fe au Nouveau-Mexique où se trouve une monumentale statue en bronze de Kateri. Que fait cette Iroquoise à des milliers de kilomètres de chez elle, et que lui vaut l’honneur d’un tel emplacement ? Cela a éveillé ma curiosité, et pour répondre à cette interrogation j’ai parcouru les lieux qui ont marqué son destin.

AN : Et que vous ont appris ce voyage et cette enquête ?

JMW : Ils m’ont réservé quelques surprises. Le Nouveau- Mexique est une terre profondément indienne et hispanique ; or si les Amérindiens catholiques sont fiers d’avoir enfin une sainte issue de leur communauté, d’autres, plus attachés à leurs anciennes traditions, apprécient beaucoup moins cette conversion opérée au XVIIe siècle par les colonisateurs. Kateri est présente dans de nombreuses églises du Sud-Ouest américain, moins dans sa région d’origine ; autre paradoxe, elle est pratiquement inconnue au Mexique. Deux sanctuaires lui sont consacrés : l’un à Fonda dans l’État de New York où elle a grandi, l’autre à Kahnawaké au sud de Montréal où elle a vécu jusqu’à sa mort. Malgré tout, la population indienne est très partagée quant à la figure de Tekakwitha.

AN : Certains Indiens pensent-ils qu’elle a trahi sa culture d’origine ?

JMW : Oui, en quelque sorte, et le sujet est vraiment délicat. Lors de la visite d’une réserve indienne au Canada, nous sommes entrés dans une chapelle qui exposait de très nombreux objets dédiés à Kateri. Le guide n’en a pas dit un mot…

AN : Et pourtant dans votre livre vous soulignez bien le fait qu’elle n’a jamais vraiment renié son indianité et qu’elle a même opéré une sorte de syncrétisme.

JMW : C’est exact. Kateri pratiquait des pénitences qui copiaient les tortures infligées par les Indiens aux prisonniers de guerre, comme, par exemple, être brûlé vif. Mais, à l’inverse, ses biographes ont déclaré que, devenue chrétienne, elle ne voulait plus assister à ces tortures, ce qui était mal vu par la tribu. Il en va de même de son vœu de chasteté ou de son refus du mariage qui vont contre toutes les traditions iroquoises.

AN : Si le pape Benoît XVI l’a canonisée, peut-on dire que c’était pour faire taire cette polémique ?

JMW : Il y avait sans doute une recherche d’apaisement après toutes les blessures de l’Histoire. Il a toujours été très important pour l’Église catholique de trouver des figures fédératrices et consolatrices. Le premier chapitre de mon livre s’intitule « Le Christ est indien » ; il s’agit d’une citation d’une homélie de Jean-Paul II quand il a déclaré Kateri « bienheureuse ». Le pape a insisté sur le fait qu’elle représentait « les plus nobles traits » du peuple indien qui aurait su « d’instinct » que l’Évangile allait « purifier » leur propre patrimoine. Aujourd’hui, un culte s’est développé, et si Kateri a été canonisée, c’est qu’elle aurait accompli des miracles, à son époque déjà, et plus récemment, lorsqu’en 2006, un jeune Américain, dont le visage avait été entièrement déformé par une bactérie mangeuse de chair, a été guéri par l’intercession de Kateri.

AN : L’Église a depuis toujours valorisé les figures de martyrs ; peut-on dire que c’est le cas de Kateri ?

JMW : Absolument. D’après ses biographes jésuites, Kateri a été persécutée par sa tribu qui considérait que sa nouvelle foi l’éloignait des obligations de sa tribu. Elle a alors dû s’enfuir, poursuivie par un oncle furieux, et se réfugier au « village de la prière » de Saint-François-Xavier du Sault (aujourd’hui Kahnawaké) auprès d’autres néophytes. Victime dès l’enfance d’une épidémie de variole, Kateri est handicapée : le visage grêlé, la démarche hésitante, elle se voile pour se protéger de la lumière. Malade et affaiblie par les pénitences qu’elle s’impose, elle meurt à 24 ans. C’est bien une figure de martyre.

AN : Vous soulignez justement qu’elle a poussé un peu trop loin ses pénitences et que même ses directeurs de conscience s’en sont inquiétés. Vous consacrez d’ailleurs de nombreuses pages aux tortures indiennes qui auraient inspiré Kateri et à toute cette culture doloriste chrétienne qui a ensuite été récupérée par les aliénistes et les psychanalystes.

JMW : L’une des difficultés de ce livre était d’éviter tant les pièges de l’hagiographie que ceux de la défense de certaines causes, c’est-à-dire tenter d’adopter la position la plus objective possible sans froisser les sensibilités. Mon essai se veut surtout une étude sociologique, ethnologique et historique. Littéraire aussi, car Kateri a intéressé – et je dirais même fasciné – des écrivains aussi différents que Léonard Cohen, Joseph Boyden ou Chateaubriand.

AN : L’originalité de votre livre est son aspect comparatiste. Pouvez-vous nous en dire plus ?

JMW : En tant que mexicaniste, j’ai voulu en effet montrer l’unité et la cohérence du monde indien du nord au sud du continent américain, aspect qui est très mal connu. Il y a de surprenantes ressemblances entre les conceptions religieuses et les rituels des Incas ou des Aztèques et celles des tribus d’Amérique du  Nord et ce malgré toutes leurs spécificités. Au-delà des clichés, je crois que le monde des Indiens du continent américain mérite d’être mieux étudié, sans tabous et avec tout le respect que l’on doit à ces populations qui ont été sacrifiées par les différentes nations colonisatrices. Kateri Tekakwitha est l’occasion d’ouvrir une nouvelle fenêtre sur toutes ces questions.

Jean-Michel Wissmer : Kateri Tekakwitha, L’Entrée du Christ chez les Iroquois. Voyage au cœur de l’Amérique indienne et coloniale, Ville de Québec, éditions GID, 2017.