Aloïse, reine de l’Art Brut

Aloïse à l’asile deAloise Portrait la Rosière Gimel, Suisse, 1963 Photographie : Henriette Grindat © Fotostiftung Schweiz / ProLitteris
Aloïse … Un prénom, aujourd’hui un grand nom de l’Histoire de l’Art !
Lausanne, sa ville natale, lui consacre deux expositions majeures à l’occasion d’un catalogue raisonné électronique de son œuvre (2000 compositions) qui vient d’être mis en ligne. Mais qui aurait pu imaginer que cette petite vieille toute fripée, internée dans un asile psychiatrique pour ses excentricités, son pacifisme très mal vu en pleine Première Guerre mondiale, son mysticisme délirant et ses amours imaginaires avec Guillaume II, qui aurait pu imaginer qu’Aloïse Corbaz (1886-1964), qui marmonnait des mots incompréhensibles en recouvrant des rouleaux de papier d’emballage de figures étranges, oui, qui aurait pu imaginer qu’elle allait connaître un pareil destin et surtout une telle consécration ?
Son talent unique fut remarqué très tôt par la doctoresse Jacqueline Porret-Forel (qu’elle appelait « l’ange Forel »), qui l’encouragea dans cette voie et lui consacra sa thèse et, on peut le dire, toute sa vie. Cette dernière présenta ses dessins à Jean Dubuffet qui, très vite, se passionna pour son œuvre et en fit l’icône de ce qu’il avait baptisé l’Art Brut, à savoir, la création de personnalités souvent psychotiques et schizophrènes (même s’il était persuadé qu’Aloïse « simulait » pour se protéger et n’était pas du tout folle), éloignées de toute formation artistique. On pense à des dessins d’enfant, mais ils sont en réalité bien plus complexes car nourris de l’expérience – en général douloureuse – de l’existence.
Fleurir l’Amérique Président Stubborn, 4ème période : 1951-1960 Crayons de couleur sur trois feuilles de papier cousues ensemble, 65 x 70 cm © Collection Antoine de Galbert, Paris Photo : Thomas Hennocque, Paris
Inauguré en 1976, le musée de l’Art Brut – dont l’origine provient du fonds Dubuffet lui-même – présente une collection d’œuvres d’artistes marginaux du monde entier, mais dont les vedettes sont justement Aloïse et un autre Suisse, le Bernois Adolf Wölfli. L’hommage à Aloïse se déroule dans ce musée sis sur les hauts de Lausanne ainsi qu’au musée cantonal des Beaux-Arts dans le Palais de Rumine à la Place de la Riponne. Deux expositions à la fois très complémentaires et très différentes. Dans la première, on circule dans une atmosphère sombre et intimiste au milieu des œuvres, frôlant les grands panneaux verticaux de papiers cousus où se déroulent comme des fresques les rêves délirants d’Aloïse. Au musée des Beaux-Arts, les grandes salles aux hauts plafonds accueillent les œuvres selon un ordre chronologique.
Dans les deux expositions, l’œil se promène émerveillé et dérouté au milieu de la cosmosgonie d’Aloïse, un univers coloré et fantasmagorique peuplé de sphinx, de sirènes, de Pères Noël, et surtout de couples enlacés – femmes aux seins généreux et à la bouche pulpeuse, princes d’opérette en uniforme – avec leurs yeux bleus vides (« Au théâtre, on a toujours les yeux bleus », disait Aloïse). Paons, papillons, éléphants, chevaux complètent ce décor orné de fleurs et de symboles érotiques.
Couchés dans la toge à Napoléon, 5ème période : 1960-1963 Craies grasses sur papier, 102 x 72,5 cm © Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne Photo : Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne
Si le traitement est naïf ou expressionniste, la composition est savante et équilibrée, le trait sûr (comme on peut le vérifier d’ailleurs dans l’une des vidéos où l’on voit l’artiste à l’œuvre). Aloïse était peut-être psychotique, elle n’en était pas moins cultivée. Tout un bagage qui lui vient de ses études secondaires et surtout de son poste de gouvernante à la cour de l’empereur Guillaume II – dont elle était tombée amoureuse en secret ! – à Potsdam au château de Sans-Souci. Ce monde va hanter toute sa vie et toute son œuvre, jusqu’à la rendre … folle. Ses peintures sont truffées de références littéraires, picturales, musicales ou bibliques : elle y fait apparaître les noms de Jean-Jacques Rousseau, Pierre Loti, Beethoven, Wagner (c’était une passionnée d’opéra et elle rêvait de devenir cantatrice), Théophile Gautier, Van Gogh (clin d’œil à un autre peintre interné) et bien d’autres, sans oublier les empereurs (surtout Napoléon), les reines et les papes. Une de ses œuvres est même intitulée « Hiroshima mon amour », en référence au fameux film d’Alain Resnais. Cette femme retirée du monde et enfermée dans le sien, connaissait donc bien le monde : « Je copie ce que j’entends » , disait-elle.
Parfois, des collages – provenant de magazines et de revues – s’intègrent, comme chez les cubistes, dans ses tableaux.
L’exposition du musée des Beaux-Arts permet de suivre l’évolution de son talent, et il faut reconnaître qu’elle atteint le grand art dans sa 5e période. On quitte la surcharge et la peur du vide – typiques des œuvres de l’Art Brut – pour aller vers plus de simplicité avec de grands aplats souvent monochromes qui font penser à des toiles de Klee.
Mais Aloïse ne se contente pas de peindre, elle écrit aussi : lettres, légendes de tableaux, poèmes, des textes d’une étrange beauté qu’on dirait inventés par des surréalistes. En voilà un exemple :
L’Ange ouvre le tombeau se trouve vivante dehors du couvent et promène sa lampe céleste balcon des banquises (cahier « Le premier amour de Franz Schubert »).
Un visiteur glisse à l’oreille d’une amie : « C’est la petite sœur de Beckett ! ». Pas si absurde…
On reste ébloui, et parfois déconcerté, devant ce « ricochet solaire » (terme emprunté à Aloïse, et titre des expositions) tant le désordre et le délire d’un esprit meurtri et torturé se conjuguent avec le génie et la poésie d’une œuvre étrange et sublime qui ne laissera personne indifférent.
Jean-Michel Wissmer
Expositions : Aloïse. Le ricochet solaire à Lausanne. Musée cantonal des Beaux-Arts (www.mcba.ch) : jusqu’au 26 août 2012.
Collection de l’Art Brut (www.artbrut.ch) : jusqu’au 28 octobre 2012.
Catalogue raisonné électronique rédigé par Jacqueline Porret-Forel et Céline Muzelle : www.aloise-corbaz.ch